Georges Bernanos (1888-1948)

Critique technologique
Georges Bernanos vers 1940 (© Wikipedia Commons)

Ecrivain catholique et monarchiste, proche pendant un certain temps de l’Action française, et combattant volontaire de la Première guerre mondiale, Georges Bernanos illustre une fois de plus la variété des horizons politiques des auteurs technocritiques, et en l’occurrence la fréquence des critiques d’origine conservatrice. L’auteur de Sous le soleil de Satan (1926) et du Journal d’un curé de campagne (1936) a en effet publié en 1944 un petit ouvrage intitulé La France contre les robots, dans lequel il critique violemment la société industrielle, estimant que le machinisme limite la liberté des hommes et perturbe jusqu’à leur mode de pensée. Bernanos considère que la libre-entreprise, en satisfaisant les vices de l’homme plutôt que ses besoins, ne conduit pas au bonheur. Il rappelle que la concurrence universelle des entreprises peut plonger des familles entières dans la ruine du jour au lendemain. Fidèle à sa pensée nationaliste, il estime cependant que la civilisation française est incompatible avec l’idolâtrie pour la technique qui caractérise le monde anglo-saxon.

La France contre les robots (1944 ; 1947)

Résumé

Cet ouvrage en forme de pamphlet se compose de huit chapitres écrits lors de l’exil de Bernanos au Brésil pendant la Seconde guerre mondiale et publiés une première fois à Rio de Janeiro en 1944, puis une seconde fois à Paris en 1947. Sa thématique et son style sont typiques des débats de l’époque, marqués par un ton violent et par une argumentation non dépourvue de raccourcis historiques. Il s’agit en fait d’un réquisitoire adressé à la « France périssable », c’est-à-dire à la société des machines peuplée d’imbéciles, par la « France éternelle », conçue comme l’une des rares sociétés où il est (était ?) possible de mener une vie digne de l’être humain. Bernanos accuse la civilisation moderne d’être « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure », raison pour laquelle elle doit être interrogée au-delà même des machines qu’elle a rendues possible au terme d’un long processus philosophique, anthropologique et économique. Mais cette accusation est moins formulée au nom du passé monarchique de la France qu’au nom de la liberté entendue comme condition de possibilité de l’âme et donc de la vie intérieure. Le modernisme qui est attaqué est en fait le libéralisme anglo-saxon issu de Mandeville (La Fable des abeilles, 1714) et d’Adam Smith (De la Richesse des nations, 1776), deux auteurs accusés par Bernanos de se trouver à l’origine d’une anthropologie nouvelle, basée sur l’égoïsme et les intérêts particuliers, qui encourage le matérialisme, le progressisme et la quantité plutôt que la qualité. Cette anthropologie fait des hommes de simples individus, rouages d’une logique politico-économique qui consacre la technique et dévalorise la spiritualité.

La Civilisation des machines est celle de l’action, de l’efficacité, de la performance et de la rentabilité. L’individu n’y trouve sa place que dans la mesure où il est capable de produire quelque chose. Ainsi réduit à l’utile, l’homme n’est plus qu’un exécutant d’une tâche quelconque, un opérateur froid et remplaçable qui a renoncé à l’usage de son libre arbitre. L’âge de la technique est celui de l’uniformisation, de l’homme sans vie intérieure, qui contraste avec le modèle antique de l’homme contemplatif, conscient, qui fait usage de sa liberté et qui ne considère pas que son salut dépend de ses conditions matérielles d’existence. L’homme contemplatif est donc celui qui ne se soumet pas à l’impératif technicien de la production et lui préfère l’impératif proprement humain de la liberté. Par conséquent, l’Etat technique n’aura demain pour seul ennemi que l’homme qui ne fait pas comme tout le monde, celui qui a du temps à perdre et qui croit à autre chose qu’à la technique. Le danger est grand, mais le peuple français, héritier de la civilisation grecque, demeure par excellence le peuple de la liberté. Il est donc capable de refuser l’obéissance et l’irresponsabilité qui sont les deux mots d’ordre de la civilisation des machines.

I.

Dans sa préface, Bernanos dénonce l’esprit d’armistice et de collaboration des pétainistes, et il attaque la France périssable, celle des combinaisons politiques et des partis, destinée à disparaître en même temps que les générations qui la constituent. Le chapitre Ier réitère la dénonciation de Vichy et annonce une nouvelle révolution contre l’espèce de socialisme d’Etat ou de « forme démocratique de la dictature » qui prétend organiser le futur empire économique universel au profit de la Démocratie impériale anglaise, de la Démocratie ploutocratique américaine et de l’Empire marxiste des Dominions soviétiques. Ces régimes qui à l’origine se sont opposés par l’idéologie se trouvent désormais réunis par la technique :

« Le dernier des imbéciles, en effet, peut comprendre que les techniques des gouvernements en guerre ne diffèrent que par de négligeables particularités, justifiées par les habitudes, les mœurs. Il s’agit toujours d’assurer la mobilisation totale pour la guerre totale, en attendant la mobilisation totale pour la paix totale. Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté ».

Ce système, plus fermé que jamais, ne peut se revendiquer du progrès.  Qu’il s’intitule capitaliste ou socialiste, ce monde est fondé sur une certaine conception de l’homme commune aux économistes anglais du XVIIIe siècle, comme à Marx ou à Lénine. Ce système définit l’homme comme un animal économique, qui ne connaît d’autre mobile que l’intérêt, le profit. Ainsi :

« Rivé à lui-même par l’égoïsme, l’individu n’apparaît plus que comme une quantité négligeable, soumise à la loi des grands nombres ; on ne saurait prétendre l’employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le régissent. Ainsi, le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain ».

Si les cotonniers de Manchester faisaient travailler dans leurs usines des enfants de 12 ans seize heures par jour, c’est parce qu’ils étaient convaincus qu’on ne peut rien contre les lois du déterminisme économique. De même, le génie américain n’a pas manqué d’exploiter les affamés prêts à travailler à n’importe quel prix. Aujourd’hui, la politique de production à outrance ménage certes sa main-d’œuvre, mais la furie de spéculation qu’elle provoque déchaîne périodiquement des crises économiques ou des guerres qui jettent à la rue des millions de chômeurs, et envoient des millions de soldats au charnier :

« Ce qui fait l’unité de la civilisation capitaliste, c’est l’esprit qui l’anime, c’est l’homme qu’elle a formé. Il est ridicule de parler des dictatures comme de monstruosités tombées de la Lune, ou d’une planète plus éloignée encore, dans le paisible univers démocratique. Si le climat du monde moderne n’était pas favorable à ces monstres, on n’aurait pas vu en Italie, en Allemagne, en Russie, en Espagne des millions et des millions d’hommes s’offrir corps et âme aux demi-dieux, et partout ailleurs dans le monde – en France, en Angleterre, aux États-Unis – d’autres millions d’hommes partager publiquement ou en secret la nouvelle idolâtrie ».

II.

Bernanos dit que la France n’a pas de compte à rendre aux démocraties (sous-entendu anglo-saxonnes) en raison des immenses sacrifices consentis lors des deux guerres mondiales. La France a donc le droit de reprendre le fil de son histoire, ce fil étant celui de la Révolution de 1789, celle de l’abolition des privilèges (nuit du 4-Août) et de la fête de la Fédération, c’est-à-dire de la nation unie autour de la notion de liberté, mais aussi du roi et de la religion chrétienne. Cette union a été rompue à l’instigation de l’étranger après 1789, et elle l’a de nouveau été récemment par les pétainistes. Or ce sens de la liberté propre au peuple français est tout ce qui permet de résister à l’ordre et à la réglementation des capitalistes américains, qui se préoccupent davantage de mécanique et de technique que de démocratie, et de ce point de vue ne valent guère mieux que les marxistes et les fascistes, lesquels ne font pas même semblant de croire à la liberté. Sous un vocabulaire libéral, l’Etat moderne est devenu un Moloch technique qui a posé les bases de sa tyrannie à travers d’innombrables mesures administratives telles que la prise généralisée des empreintes digitales, la pratique des fiches d’hôtel et bien entendu les pouvoirs sans cesse plus étendus de la police. Tout cela a mis des millions d’hommes dans l’impossibilité de se cacher des tyrans, que ce soit en Russie, en Italie, en Allemagne ou en Espagne.

III.

Bernanos soutient que la civilisation française, qui fut l’expression la plus vive, la plus nuancée et le plus hellénique de la civilisation européenne, a commencé à dépérir sous la Convention avec l’établissement de la conscription obligatoire, qui est une idée totalitaire s’il en fût jamais. Cette loi suprême exige en effet la suppression immédiate de toutes les libertés civiques pour tous les citoyens de 18 à 50 ans, placés sous les rigueurs du Code militaire et l’arbitraire de commandants fréquemment ineptes. La Monarchie n’aurait quant à elle jamais pu déclarer la mobilisation de tous les Français, car cela aurait signifié piétiner les libertés individuelles, familiales, provinciales, professionnelles et religieuses qui constituent la patrie. Elle n’a jamais imaginé de rafler d’un seul coup tous les hommes, ceux des champs comme ceux des villes.

Mais à quel titre l’Etat peut-il exiger le sacrifice de tant de vies ? « Certainement pas au nom de l’autorité paternelle, car l’État est un régisseur, un administrateur, un intendant, et s’il pousse plus loin ses avantages, il peut devenir un Tyran ou même un dieu, jamais un père ». Il ne peut donc être question d’autre chose que de recruter des défenseurs volontaires, la liberté ne pouvant être défendue que par des individus libres, sous peine de n’être qu’une apparence. Même si cela paraît risqué, l’Etat ne peut en effet se substituer aux individus pour décider du Bien et du Mal sous peine d’être une pure tyrannie et de supprimer la liberté au prétexte de la défendre face à l’étranger. De plus, si la guerre justifie tout, sa préparation ne justifiera pas moins la suppression de toute tolérance, de toute logique personnelle, et finalement de toute morale.

« L’égalité absolue des citoyens devant la Loi est une idée romaine. À l’égalité absolue des citoyens devant la Loi doit correspondre, tôt ou tard, l’autorité absolue et sans contrôle de l’État sur les citoyens. Car l’État est parfaitement capable d’imposer l’égalité absolue des citoyens devant la Loi, jusqu’à leur prendre tout ce qui leur appartient, tout ce qui permet de les distinguer les uns des autres, mais qui défendra la Loi contre les usurpations de l’État ? »

Sous l’Ancien Régime les parlements étaient les garants des libertés des provinces et des privilèges des hommes d’autrefois face au pouvoir royal :

« L’homme d’autrefois ne ressemblait pas à celui d’aujourd’hui. Il n’eût jamais fait partie de ce bétail que les démocraties ploutocratiques, marxistes ou racistes nourrissent pour l’usine et le charnier. Il n’eût jamais appartenu aux troupeaux que nous voyons s’avancer tristement les uns contre les autres, en masses immenses derrière leurs machines, chacun avec ses consignes, son idéologie, ses slogans, décidés à tuer, résignés à mourir, et répétant jusqu’à la fin, avec la même résignation imbécile, la même conviction mécanique : « C’est pour mon bien… c’est pour mon bien… » Loin de penser comme nous à faire de l’État son nourricier, son tuteur, son assureur, l’homme d’autrefois n’était pas loin de le considérer comme un adversaire contre lequel n’importe quel moyen de défense est bon, parce qu’il triche toujours. C’est pourquoi les privilèges ne froissaient nullement son sens de la justice ; il les considérait comme autant d’obstacles à la tyrannie, et, si humble que fût le sien, il le tenait – non sans raison d’ailleurs – pour solidaire des plus grands, des plus illustres ».

Désormais, nous supportons au contraire volontiers d’être esclaves pourvu que personne ne puisse se vanter de l’être moins que nous.

IV.

Il faut distinguer le Grand Mouvement de 1789, pour reprendre un terme d’époque, de la Révolution qui est venue après pour lui barrer la route et qui, tout en se réclamant de l’idéalisme de Rousseau et de la Déclaration des Droits, a renoué avec l’absolutisme d’Etat des légistes italiens ou espagnols pour préparer l’absolutisme napoléonien, le Blocus continental, les premières grandes guerres économiques et l’égalité absolue, c’est-à-dire l’impuissance absolue des citoyens devant la loi de l’Etat. C’est ce qui a rendu possible l’avènement des systèmes totalitaires[1].

Bernanos voit dans le Grand Mouvement de 1789 l’aboutissement d’un XVIIIe siècle prospère, pétri de libertés, où les villageois élisaient leur maire, leurs échevins, plaidaient contre le seigneur ou le curé, ressemblant par là à une famille qui se gouverne elle-même. 1789 fut donc la Révolution de l’homme, inspirée par la foi religieuse en l’homme, par opposition à la Révolution allemande de type marxiste, qui fut celle des masses mues par le déterminisme inflexible des lois économiques.

Le Grand Mouvement de 1789 est l’opposé d’une dictature, ou même d’une Démocratie qui reconnaîtrait à la Collectivité tout pouvoir sur les corps et les âmes et ferait de la sujétion de l’individu la fin la plus noble de l’espèce.

V.

« Cent cinquante ans après la Déclaration des Droits, les dictateurs ont failli se partager le monde, mais ce n’est pas assez dire. Ils se vantaient d’y établir un nouveau type de civilisation, et nous voyons maintenant que cette promesse n’était pas vaine : nous jugeons mieux chaque jour l’étendue et la profondeur de la crise intellectuelle et morale que la victoire ne saurait résoudre, qu’elle aggravera peut-être. Car l’idée de liberté, déjà si dangereusement affaiblie dans les consciences, ne résisterait probablement pas à la déception d’une paix manquée, au scandaleux spectacle de l’impuissance des Démocraties. C’est déjà trop que la guerre de la liberté ait été faite selon les méthodes totalitaires ; le désastre irréparable serait que la paix de demain fût faite, non seulement selon les méthodes, mais selon les principes de la dictature ».

Avant même que les dictateurs ne prennent le pouvoir, des millions d’hommes ne croyaient plus à la liberté, car l’Etat se fortifiait depuis longtemps de tout ce qu’ils abandonnaient de leur plein gré. Le mot de Révolution qu’ils avaient sans cette à la bouche signifiait Révolution socialiste, c’est-à-dire l’avènement triomphal et définitif de l’Etat, la raison d’Etat couronnant ainsi l’édifice économique, justifiant le monopole d’Etat. Le plus étonnant est que la Grande Guerre n’ait pas suffi à faire des combattants des révoltés et des aventuriers, mais des ouvriers d’un combat devenu un travail quotidien, une hideuse besogne conçue et acceptée comme inévitable. Leur patrie était devenue un Etat froid sur lequel ils n’avaient aucun droit, et au sein duquel ils ne possédaient rien et ne jouissaient d’aucun privilège en contrepartie du sang versé. La patrie est devenue cet absolu pour lequel on meurt, et non plus ce qui rend la vie plus facile et plus noble : une propriété, un village, une province et tout ce qui va avec.

Cette conception de la patrie, formulée par la Convention, appartient à l’histoire romaine et non à l’histoire de France. Son caractère implacable la rend étrangère au tempérament et au génie français, et donc à la majorité des citoyens, particulièrement ceux de la classe ouvrière, qui y voient non sans raison un fanatisme religieux, un cléricalisme tricolore. Cette conception rend le citoyen mûr pour n’importe quel fascisme.

Les horreurs de la guerre ont profondément séparé l’Arrière de l’Avant, la gauche de la droite, le Front Populaire du Front National. En voyant la corruption de l’Arrière, les soldats auraient fondé un fascisme de plus s’ils étaient restés mobilisés, car la guerre moderne, au contraire des guerres anciennes, ne forme plus des héros ou des bandits, mais des suppôts d’un Etat totalitaire. La guerre moderne, la guerre totale forme une nouvelle espèce d’hommes, assouplis et brisés par l’épreuve, résignés à ne pas comprendre et terriblement mal à l’aise avec les libertés de la vie civile qu’ils ont désapprises une fois pour toutes : elle fournit ainsi à l’Etat totalitaire son matériel humain. La guerre totalitaire, anonyme et puritaine, n’est plus une guerre des hommes, car la seule finalité de ceux qui l’ont pratiquée est d’en sortir vivant, comme s’il s’agissait d’une épidémie de choléra. Celui qui s’en sort a d’ailleurs renoncé aux joies qui lui restent à vivre.

« Je ne dis pas que la Société moderne n’eût pas réussi à former dans la paix, grâce à ses admirables méthodes de déformation des consciences, un homme totalitaire ; il n’en est pas moins vrai qu’elle en a prodigieusement hâté la maturité dans la guerre. Et d’ailleurs il est sans doute vain de distinguer la Société Moderne de la Guerre Totale : la Guerre Totale est la Société Moderne elle-même, à son plus haut degré d’efficience ».

VI.

Le Français de 1914 et de 1939 fait pâle figure en comparaison de celui de 1789, comme si la « matière humaine nationale » s’était grandement appauvrie entretemps. En 1789, le prestige spirituel de la France était immense, sans comparaison depuis Athènes et Rome. C’était la France de Rousseau et Watteau, si naturelle et si raffinée, celle de La Fayette et Rochambeau, de la guerre d’Amérique, celle des racines chrétiennes et des idées nouvelles, de la sociabilité et du savoir-vivre. Elle était prête à tout risquer et à tout oser, ce qui est l’exact opposé de la France de 1920. En 1789, les élites étaient à l’avant-garde, 150 ans plus tard, elles sont à l’arrière, à la traîne, refusant de bouger et laissant le monde bouger sans elles. Les hommes de 1789 étaient partis pour affranchir le genre humain des tyrannies, et même des disciplines sociales. Ils se sont perdus ensuite, et leur espérance a coulé à pic. Waterloo a fini de tuer cet espoir. L’architecture, le mobilier et le vêtement eux-mêmes sont alors entrés en décadence, de sorte que la France du XIXe siècle fut triste, comme si elle portait le deuil de sa Révolution manquée. Et l’Europe l’a suivie.

L’invasion de la Machinerie a donc pris par surprise une société qui rêvait d’une civilisation raffinée et pacifique, société qui s’est comme effondrée brusquement sous son poids :

« C’est qu’elle n’avait jamais prévu l’invasion de la Machine ; l’invasion de la machine était pour elle un phénomène entièrement nouveau. Le monde n’avait guère connu jusqu’alors que des instruments, des outils, plus ou moins perfectionnés sans doute, mais qui étaient comme le prolongement des membres. La première vraie machine, le premier robot, fut cette machine à tisser le coton qui commença de fonctionner en Angleterre aux environs de 1760. Les ouvriers anglais la démolirent, et quelques années plus tard les tisserands de Lyon firent subir le même sort à d’autres semblables machines. Lorsque nous étions jeunes, nos pions s’efforçaient de nous faire rire de ces naïfs ennemis du progrès. Je ne suis pas loin de croire, pour ma part, qu’ils obéissaient à l’instinct divinatoire des femmes et des enfants ».

En réalité, la question de la Machinerie n’est pas un simple épisode de la querelle des Anciens et des Moderne, car elle prépare un nouveau type d’hommes, différent du Français du XVIIIe siècle aussi bien que de l’Athénien de l’époque de Périclès ou du Romain du temps d’Auguste. Ce type d’hommes est capable de s’extasier devant le colossal bazar que fut la prétendue Exposition Universelle de 1900, ou de s’attendrir devant les luttes soi-disant pacifiques de l’Industrie. L’expérience de 1914 ne leur a pas suffi, et celle de 1940 ne leur servira pas davantage :

« Trente, soixante, cent millions de morts ne vous détourneraient pas de votre idée fixe : « Aller plus vite, par n’importe quel moyen. » Aller vite ? Mais aller où ? Comme cela vous importe peu, imbéciles ! […] Oh ! dans la prochaine inévitable guerre, les tanks lance-flammes pourront cracher leur jet à deux mille mètres au lieu de cinquante, le visage de vos fils bouillir instantanément et leurs yeux sauter hors de l’orbite, chiens que vous êtes ! La paix venue vous recommencerez à vous féliciter du progrès mécanique. « Paris-Marseille en un quart d’heure, c’est formidable ! » Car vos fils et vos filles peuvent crever : le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair. Que fuyez-vous donc ainsi, imbéciles ? Hélas ! c’est vous que vous fuyez, vous-mêmes – chacun de vous se fuit soi-même, comme s’il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa gaine de peau… On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! la liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles ! »

Il n’y a donc guère d’espoir de voir la Machinerie remise en cause :

« L’objection qui vient aux lèvres du premier venu, dès qu’on met en cause la Machinerie, c’est que son avènement marque un stade de l’évolution naturelle de l’Humanité ! Mon Dieu, oui, je l’avoue, cette explication est très simple, très rassurante. Mais la Machinerie est-elle une étape ou le symptôme d’une crise, d’une rupture d’équilibre, d’une défaillance des hautes facultés désintéressées de l’homme, au bénéfice de ses appétits ? Voilà une question que personne n’aime encore à se poser. Je ne parle pas de l’invention des Machines, je parle de leur multiplication prodigieuse, à quoi rien ne semble devoir mettre fin, car la Machinerie ne crée pas seulement les machines, elle a aussi les moyens de créer artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines. Chacune de ces machines, d’une manière ou d’une autre, ajoute à la puissance matérielle de l’homme, c’est-à-dire à sa capacité dans le bien comme dans le mal. Devenant chaque jour plus fort, plus redoutable, il serait nécessaire qu’il devînt chaque jour meilleur. Or, si effronté qu’il soit, aucun apologiste de la Machinerie n’oserait prétendre que la Machinerie moralise. La seule Machine qui n’intéresse pas la Machine, c’est la Machine à dégoûter l’homme des Machines, c’est-à-dire d’une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d’efficience et finalement de profit ».

En réalité, les machines servent avant tout à faire de l’or pour ceux qui les possèdent. Bien avant d’être au service de l’Humanité, elles servent les vendeurs et les revendeurs d’or, c’est-à-dire les spéculateurs : elles sont des instruments de spéculation. La multiplication des machines multipliera donc l’esprit de cupidité d’une manière presque inimaginable. Et la cupidité devenant le vice dominant, les machines à fabriquer deviendront des machines à tuer lorsqu’il s’agira d’éliminer des concurrents chaque fois que la superproduction menacera d’étouffer le profit sous le poids des marchandises invendables. On a donc tout lieu de craindre un enchaînement de crises et de guerres effroyables.

« Ceux qui voient dans la civilisation des Machines une étape normale de l’Humanité en marche vers son inéluctable destin devraient tout de même réfléchir au caractère suspect d’une civilisation qui semble bien n’avoir été sérieusement prévue ni désirée, qui s’est développée avec une rapidité si effrayante qu’elle fait moins penser à la croissance d’un être vivant qu’à l’évolution d’un cancer. Pour le répéter une fois de plus, l’hypothèse est-elle définitivement à rejeter d’une crise profonde, d’une déviation, d’une perversion de l’énergie humaine ? »

La Civilisation des Machines n’a pas mûri comme les autres : elle a pris les hommes au dépourvu. Elle s’est servie d’un matériel humain qui n’était pas fait pour elle, et c’est toute la tragédie de l’Europe des XIXe et XXe siècles. Les machines vont trop vite et l’homme n’a pas eu le temps de s’adapter. A une machine plus parfaite – c’est-à-dire plus efficiente – devrait en effet correspondre une humanité plus raisonnable, plus humaine. Mais la civilisation des Machines n’a pas amélioré l’homme. Elle ne l’a pas rendu plus humain, mais plus puissant, moins conscient de ses limites : ce qui révoltait les consciences lors de la guerre de 1870 apparaît bien bénin en 1940, et le sera plus encore en 1950 :

« nous sommes désormais en possession d’une certaine espèce d’imbécile capable de résister à toutes les catastrophes jusqu’à ce que cette malheureuse planète soit volatilisée, elle aussi, par quelque feu mystérieux dont le futur inventeur est probablement un enfant au maillot ».

Depuis 50 ans, la liste des choses qui ne se font pas a presque été réduite à rien. C’est désormais la Machine qui peut procéder à des massacres de milliers d’innocents, ce que l’écorcheur de la guerre de Cent Ans, le lansquenet du XVIe siècle ou le conquistador espagnol ne pouvaient faire. Leur énormité croissante déborde de plus en plus les limites relativement étroites de la conscience personnelle. C’est pourquoi il n’y a guère de réfractaires à la guerre totale : les bombardements eux-mêmes ne révoltent plus personne :

« Depuis la guerre d’Éthiopie et celle d’Espagne, on trouverait peu de choses que le citoyen catholique revêtu d’un uniforme n’ait le droit de se croire permis. En tout ce qui regarde la guerre, l’Église a de plus en plus tendance à mettre au compte de la collectivité – à inscrire au compte des profits et pertes – tout ce qu’elle ne peut ni approuver ni condamner. […] Si l’on peut tout autoriser ou tout absoudre au nom de la Nation » pourquoi pas au nom d’un Parti, ou de l’homme qui le représente, et qui assume ainsi, par une caricature sacrilège de la Rédemption, les péchés de son peuple ! Comment ne voit-on pas qu’à travers cette brèche ouverte, par les casuistes et les diplomates d’Église, tout ce qui fait la dignité de l’homme peut s’écouler sans retour ? »

La morale se délite, alors que le développement de la technique exigerait au contraire qu’elle se renforce :

« En somme, tout se passe comme si l’homme était devenu tout à coup, en quelques décades, dans une formidable crise de croissance, un géant pesant quarante tonnes, capable d’abattre deux ou trois gratte-ciel d’un seul coup de poing, de bondir à dix mille mètres et de courir aussi vite que le son. Certes, lorsque ce phénomène ne mesurait en moyenne qu’un mètre cinquante, et pesait soixante kilos, il était assez dangereux déjà pour qu’on ne lui permît pas de se promener sans sa conscience, mais aujourd’hui la précaution est plus indispensable encore. Étant donné la dimension de l’animal, une seule conscience nous paraît même bien insuffisante – deux douzaines ne seraient pas trop ».

Quant à la guerre actuelle, elle ne paraît accidentelle que pour les imbéciles :

« Aussi longtemps qu’on prendra ou qu’on feindra de prendre cette guerre pour un accident, une anomalie, un phénomène, un exemple bizarre de retour au type primitif, une réapparition du passé dans le présent, il sera parfaitement inutile d’attendre quoi que ce soit, sinon de nouvelles déceptions plus sanglantes. Le désordre actuel ne saurait nullement se comparer, par exemple, à celui qui dévasta le monde après la chute de l’Empire romain. Nous n’assistons pas à la fin naturelle d’une grande civilisation humaine, mais à la naissance d’une civilisation inhumaine qui ne saurait s’établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie. Car, en dépit de ce que j’écrivais tout à l’heure, il s’agit beaucoup moins de corruption que de pétrification. La Barbarie, d’ailleurs, multipliant les ruines qu’elle était incapable de réparer, le désordre finissait par s’arrêter de lui-même, faute d’aliment, ainsi qu’un gigantesque incendie. Au lieu que la civilisation actuelle est parfaitement capable de reconstruire à mesure tout ce qu’elle jette par terre, et avec une rapidité croissante. Elle est donc sûre de poursuivre presque indéfiniment ses expériences et ses expériences se feront de plus en plus monstrueuses… »

VII.

« La langue française est une œuvre d’art, et la Civilisation des Machines n’a besoin pour ses hommes d’affaires, comme pour ses diplomates, que d’un outil, rien davantage ». La langue anglaise peut donc fort bien leur convenir, et il n’est pas nécessaire de déranger Rabelais, Montaigne ou Pascal pour exprimer des conceptions aussi sommaires. La Civilisation des Machines n’a pas besoin de la langue française pour s’exterminer elle-même et pour détruire la planète avec elle.

Par ailleurs, la Civilisation des Machines favorise l’intellectuel, qui est généralement un imbécile, au détriment des originaux et des non-conformistes, car elle est la civilisation de la quantité au détriment de la qualité. Or le monde dominé par le nombre est ignoble comme le monde dominé par la force est abominable. Mais si la force fait surgir des révoltés et des héros, le nombre ne produit rien que des imbéciles. C’est le régime le plus favorable à l’établissement de la dictature.

« Lorsqu’on pense aux moyens chaque fois plus puissants dont dispose le système, un esprit ne peut évidemment rester libre qu’au prix d’un effort continuel. Qui de nous peut se vanter de poursuivre cet effort jusqu’au bout ? Qui de nous est sûr, non seulement de résister à tous les slogans, mais aussi à la tentation d’opposer un slogan à un autre ? »

Les imbéciles voudraient nous faire croire que ce sont les savants qui ont fait le système, alors qu’il est en fait l’œuvre d’hommes avides qui l’ont créé au fur et à mesure des nécessités de leur négoce. A l’image de Guizot, les libéraux ont vu dans la lutte féroce des égoïsmes la condition indispensable et suffisante du progrès humain. Mais ils n’ont pas compris que les cupidités déchaînées finiraient par se disputer la clientèle à coups de canon.

« Imbéciles, ne voyez-vous pas que la civilisation des machines exige en effet de vous une discipline chaque jour plus stricte ? Elle l’exige au nom du Progrès, c’est-à-dire au nom d’une conception nouvelle de la vie, imposée aux esprits par son énorme machinerie de propagande et de publicité. Imbéciles ! comprenez donc que la civilisation des machines est elle-même une machine, dont tous les mouvements doivent être de plus en plus parfaitement synchronisés ! Une récolte exceptionnelle de café au Brésil influe aussitôt sur le cours d’une autre marchandise en Chine ou en Australie ; le temps n’est certainement pas loin où la plus légère augmentation de salaires au Japon déchaînera des grèves à Detroit ou à Chicago, et finalement mettra une fois encore le feu au monde. Imbéciles ! avez-vous jamais imaginé que dans une société où les dépendances naturelles ont pris le caractère rigoureux, implacable, des rapports mathématiques, vous pourrez aller et venir, acheter ou vendre, travailler ou ne pas travailler, avec la même tranquille bonhomie que vos ancêtres ? »

La technique ne peut en effet qu’imposer sa philosophie et ses nécessités à tout un chacun :

« La Technique prétendra tôt ou tard former des collaborateurs acquis corps et âme à son Principe, c’est-à-dire qui accepteront sans discussion inutile sa conception de l’ordre, de la vie, ses Raisons de Vivre. Dans un monde tout entier voué à l’Efficience, au Rendement, n’importe-t-il pas que chaque citoyen, dès sa naissance, soit consacré aux mêmes dieux ? La Technique ne peut être discutée, les solutions qu’elle impose étant par définition les plus pratiques. Une solution pratique n’est pas esthétique ou morale. Imbéciles ! La Technique ne se reconnaît-elle pas déjà le droit, par exemple, d’orienter les jeunes enfants vers telle ou telle profession ? N’attendez pas qu’elle se contente toujours de les orienter, elle les désignera. Ainsi, à l’idée morale, et même surnaturelle, de la vocation s’oppose peu à peu celle d’une simple disposition physique et mentale, facilement contrôlable par les Techniciens. Croyez-vous, imbéciles, qu’un tel système, et si rigoureux, puisse subsister par le simple consentement ? Pour l’accepter comme il veut qu’on l’accepte, il faut y croire, il faut y conformer entièrement non seulement ses actes, mais sa conscience. Le système n’admet pas de mécontents. Le rendement d’un mécontent – les statistiques le prouvent – est inférieur de 30 % au rendement normal, et de 50 ou 60 % au rendement d’un citoyen qui ne se contente pas de trouver sa situation supportable – en attendant le Paradis – mais qui la tient pour la meilleure possible. Dès lors, le premier venu comprend très bien quelle sorte de collaborateur le technicien est tenu logiquement de former ».

Technique et Démocratie sont donc incompatibles :

« Il n’y a rien de plus mélancolique que d’entendre les imbéciles donner encore au mot de Démocratie son ancien sens. Imbéciles ! Comment diable pouvez-vous espérer que la Technique tolère un régime où le technicien serait désigné par le moyen du vote, c’est-à-dire non pas selon son expérience technique garantie par des diplômes, mais selon le degré de sympathie qu’il est capable d’inspirer à l’électeur ? La Société moderne est désormais un ensemble de problèmes techniques à résoudre. Quelle place le politicien roublard, comme d’ailleurs l’électeur idéaliste, peuvent-ils avoir là-dedans ? Imbéciles ! Pensez-vous que la marche de tous ces rouages économiques, étroitement dépendants les uns des autres et tournant à la vitesse de l’éclair va dépendre demain du bon plaisir des braves gens rassemblés dans les comices pour acclamer tel ou tel programme électoral ? Imaginez-vous que la Technique d’orientation professionnelle, après avoir désigné pour quelque emploi subalterne un citoyen jugé particulièrement mal doué, supportera que le vote de ce malheureux décide, en dernier ressort, de l’adoption ou du rejet d’une mesure proposée par la Technique elle-même ? Imbéciles ! chaque progrès de la Technique vous éloigne un peu plus de la démocratie rêvée jadis par les ouvriers idéalistes du faubourg Saint-Antoine. Il ne faut vraiment pas comprendre grand-chose aux faits politiques de ces dernières aimées pour refuser encore d’admettre que le Monde moderne a déjà résolu, au seul avantage de la Technique, le problème de la Démocratie. Les États totalitaires, enfants terribles et trop précoces de la Civilisation des Machines, ont tenté de résoudre ce problème brutalement, d’un seul coup. Les autres nations brûlaient de les imiter, mais leur évolution vers la dictature s’est trouvée un peu ralentie du fait que, contraintes après Munich d’entrer en guerre contre l’hitlérisme et le fascisme, elles ont dû, bon gré mal gré, faire de l’idée démocratique le principal, ou plus exactement l’unique élément de leur propagande. Pour qui sait voir, il n’en est pas moins évident que le réalisme des démocraties ne se définit nullement lui-même par des déclarations retentissantes et vaines comme, par exemple, celle de la Charte de l’Atlantique, déjà tombée dans l’oubli.

Depuis la guerre de 1914, c’est-à-dire depuis leurs premières expériences, avec Lloyd George et Clemenceau, des facilités de la dictature, les Grandes Démocraties ont visiblement perdu toute confiance dans l’efficacité des anciennes méthodes démocratiques de travail et de gouvernement. On peut être sûr que c’est parmi leurs anciens adversaires, dont elles apprécient l’esprit de discipline, qu’elles recruteront bientôt leurs principaux collaborateurs ; elles n’ont que faire des idéalistes, car l’État technique n’aura demain qu’un seul ennemi : « l’homme qui ne fait pas comme tout le monde » – ou encore : « l’homme qui a du temps à perdre » – ou plus simplement si vous voulez : « l’homme qui croit à autre chose qu’à la Technique ».

VIII.

A bien y réfléchir, le salut des imbéciles apparaît néanmoins comme la condition du salut de tous les hommes. Mais s’il arrivait aux pauvres d’autrefois de se révolter, quel pourrait être le but de la révolte des imbéciles ? Ils souffrent de la Civilisation des Machines, ce qui les met en colère, mais ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Face au bourrage de crâne du système, les bons esprits s’avilissent, les esprits moyens deviennent imbéciles et les imbéciles se jettent les uns sur les autres. Mais comment ne pas ressentir la détresse de ces malheureux auxquels on retire impitoyablement toute chance d’atteindre le petit nombre d’humbles vérités auxquelles ils ont droit ? On leur retire ce qu’un genre de vie proportionné à leurs modestes capacités leur aurait permis d’atteindre pour subir, de la naissance à la mort, la furie de convoitises rivales déchaînées par la presse et la radio. « Être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles. Toute la vie d’un de ces infortunés ne suffirait pas probablement à lui permettre d’assimiler la moitié des notions contradictoires qui, pour une raison ou pour une autre, lui sont proposées en une semaine».

Plus redoutable encore que la machine à tuer est donc la machine à bourrer les crânes, à liquéfier les cerveaux, car cette machine lutte sournoisement contre la vie intérieure, et conspire à avilir l’âme à défaut de pouvoir la détruire complètement. Or c’est par la vie intérieure que sont transmises des valeurs indispensables sans quoi la liberté ne serait qu’un vain mot.

« La seule espèce de vie intérieure que le Technicien pourrait permettre serait tout juste celle nécessaire à une modeste introspection, contrôlée par le Médecin, afin de développer l’optimisme, grâce à l’élimination, jusqu’aux racines, de tous les désirs irréalisables en ce monde ».

Le type parfaitement représentatif de la civilisation des machines est l’aviateur bombardier, qui se sent parfaitement le droit de présider un repas de famille juste après avoir réduit en cendres une ville endormie, tel un ouvrier tranquille une fois sa journée faite. Contrairement aux tueurs d’autrefois, faciles à identifier et incapables de proliférer au-delà d’un certain seuil – celui du courage – celui-ci ne se distingue pas facilement des autres citoyens : il opère comme un simple fonctionnaire d’Etat.

« Il est prouvé aujourd’hui que la Civilisation des Machines, pour ses besognes les plus sanglantes, peut trouver des collaborateurs dans n’importe quelle classe de la société, parmi les croyants ou les incroyants, les riches ou les pauvres, les intellectuels ou les brutes. Trouvez-vous cela très rassurant, imbéciles ? Moi, pas […].

Voilà longtemps que je le pense, si notre espèce finit par disparaître un jour de cette planète, grâce à l’efficacité croissante des techniques de destruction, ce n’est pas la cruauté qui sera responsable de notre extinction […], mais bien plutôt la docilité, l’irresponsabilité de l’homme moderne, son abjecte complaisance à toute volonté du collectif […].

Imbéciles ! Êtes-vous assez parfaitement imbéciles pour croire que, si demain, par exemple, l’impérialisme russe affrontait l’impérialisme américain, les bombardiers de l’une et l’autre nation hésiteraient une seconde à remplir de nouveau leur tâche ? »

Et que dire de l’obéissance consentie par les gendarmes et les fonctionnaires du régime de Vichy, considéré par eux comme légitime parce qu’il tenait les cordons de la bourse ?

« Obéissance et irresponsabilité, voilà les deux mots magiques qui ouvriront demain le Paradis de la Civilisation des Machines. La civilisation française, héritière de la civilisation hellénique, a travaillé pendant des siècles pour former des hommes libres, c’est-à-dire pleinement responsables de leurs actes : la France refuse d’entrer dans le Paradis des Robots.

Et d’ailleurs, ce Paradis n’existe pas. Rien non plus ne l’annonce. Dans son discours d’inauguration à la conférence de San Francisco, le nouveau Président des États-Unis, Harry Truman, a déclaré textuellement : « Avec la brutalité et la destruction en rythme croissant, la guerre moderne, si nous ne réussissons pas à la contenir, détruira, en dernière instance, toute la civilisation. » Cette conférence est sans doute la dernière opportunité de salut qui est laissée au monde. Or, je le demande aux imbéciles, n’est-ce pas la condamnation du Système et de la Civilisation fondés sur le primat des formes les plus grossières de l’action que de telles paroles aient pu être prononcées, notamment par ce Truman, politicien d’affaires, sans race, sans passé, sans culture, et qui devrait avoir dans la Civilisation des Machines une confiance aveugle ? Hélas ! nous voyons bien se perfectionner chaque jour les instruments et les méthodes de la destruction, mais que trouvons-nous à opposer à la guerre sinon la guerre elle-même ? Oh ! je sais bien, il y a les conférences et les traités. Mais les imbéciles eux-mêmes comprennent que le perfectionnement de la guerre entraîne logiquement l’affaiblissement et la décadence des méthodes pacifiques de la diplomatie. Chaque invention nouvelle accroît le prestige de la Force, et fait décroître celui du Droit. Dans un monde armé jusqu’aux dents, le juge de Droit International Public finit par devenir une espèce de personnage cocasse, le survivant d’une époque disparue. Et d’ailleurs, il n’y a pas de professeur à la conférence de San Francisco ; le public a déjà très bien compris qu’elle est un événement de la guerre, qu’elle est dans le cadre de la guerre, les maîtres de la guerre s’y faisant représenter par des civils dont la seule besogne sera de traduire les formules de l’impérialisme en langage diplomatique et juridique ».

[1] Cette interprétation de la Révolution comme matrice du totalitarisme n’est pas sans évoquer les analyses d’Augustin Cochin.