Rachel Carson (1907-1964): DDT et pollution

Critique de la technologie
Rachel Carson vers 1940, d’après une photo d’employée du US Fish and Wildlife Service (© Wikipedia Commons).

Rachel Carson est une biologiste marine et une vulgarisatrice scientifique américaine. Elle a fait l’essentiel de sa carrière au Bureau des pêches des Etats-Unis (« US Bureau of Fisheries », puis « US Fish and Wildlife Service »), pour lequel elle rédigeait des articles de vulgarisation, fondés sur des données rigoureuses, destinés à paraître dans la grande presse de l’époque. En 1951, elle publie The Sea around us, qui est un énorme best-seller et lui permet de devenir un écrivain reconnu. Suivent alors The Edge of the Sea (1955), ainsi que la réédition de Under the Sea-Wind, son premier livre qui datait de 1941. L’ensemble constitue une trilogie d’ouvrages sur la mer, qui sont autant d’hymnes à l’interdépendance de tous les êtres vivants, en particulier les poissons, les mollusques et les oiseaux marins. À la fin des années 1950, Rachel Carson se concentre sur la protection de l’environnement et sur les problèmes causés par des pesticides de synthèse, en particulier le DDT. Ceci la conduit à publier Silent Spring (1962), dont le retentissement aboutira quelques années après sa mort en 1964 à la création de l’« Environmental Protection Agency » (1970) et surtout à l’interdiction du DDT aux Etats-Unis (1972).

Silent Spring (1962)

Traduction française : Printemps silencieux (1963)

Inventé en 1939, le DDT avait été utilisé par les troupes US dans la guerre du Pacifique, afin d’éradiquer la malaria dans les zones de combat. Son inventeur, ou plutôt celui qui avait étudié ses effets en tant que poison contre les arthropodes, le chimiste suisse Paul Hermann Müller, avait même reçu le prix Nobel de physiologie (ou médecine) en 1948. Comme le DDT était capable de lutter contre des centaines d’espèces à la fois, on l’appelait la bombe anti-insectes. Ses usages civils s’étaient développés donc développés depuis la guerre, dans un contexte d’optimisme assez général sur son efficacité et sur ses effets. Dans les années 1950, quelques scientifiques se sont toutefois inquiétés d’une possible nocivité. Carson elle-même fut amenée à s’intéresser à la question en 1958, à l’occasion d’un programme d’éradication des fourmis du feu qui passait par une campagne massive d’épandage de DDT et d’autres pesticides mélangés à du fioul. La publication de Silent Spring fut le résultat de quatre années de recherches sur le sujet, menées avec l’aide d’informations fournies par des médecins (notamment des cancérologues) et d’autres scientifiques, ainsi que des fonctionnaires de la « Food and Drug Administration ».

Le premier chapitre, le plus frappant du livre, intitulé « A Fable for Tomorrow », décrit une ville américaine anonyme où toute vie – des poissons aux oiseaux, aux pousses de pommiers et aux enfants humains – a été éradiquée, rendue silencieuse, par les effets insidieux du DDT. Silent Spring décrit ensuite méticuleusement comment le DDT entre dans la chaîne alimentaire, s’accumule dans les tissus graisseux des animaux, en particulier des oiseaux, et de l’homme, causant des cancers et des dégâts génétiques. Une seule application sur une récolte, écrit Carson, tue des insectes nuisibles, mais aussi utiles, pendant des semaines et des mois, car le pesticide reste toxique pour l’environnement même après avoir été dilué par l’eau de pluie. La conclusion est que le DDT et d’autres pesticides (deldrine, heptachlore, aminotriazote) ont déjà nui aux animaux de façon irrévocable et contaminé les ressources alimentaires de l’humanité.

Si l’essentiel du livre est consacré aux effets des pesticides sur les écosystèmes naturels, quatre chapitres détaillent aussi les cas humains d’empoisonnement par les pesticides, les cancers et autres maux attribués aux pesticides. La question de la bioaccumulation de ces substances nocives est développée, et Carson prédit aussi une aggravation des conséquences des pesticides dans le futur, surtout lorsque les nuisibles ciblés auront développé une résistance aux pesticides, tandis que des écosystèmes affaiblis deviendront la proie d’espèces invasives inattendues. Le livre se termine par une incitation à utiliser l’approche biologique comme alternative aux pesticides chimiques, dont l’usage doit être sévèrement restreint à défaut d’être totalement aboli.

Rachel Carson et son éditeur pouvaient craindre qu’un tel ouvrage soit mal accueilli, car en montrant les effets négatifs de l’homme sur le monde naturel, il remettait en question le paradigme du progrès scientifique si caractéristique de la culture américaine d’après-guerre. De plus, l’industrie chimique américaine y était accusée de pratiquer la désinformation, et les autorités étaient soupçonnées de se ranger aux vues de l’industrie sans jamais poser de questions. Carson subit en effet des attaques de l’industrie chimique, en particulier de Du Pont de Nemours) et de certains scientifiques qui cherchèrent à la discréditer. Mais elle reçut aussi l’appui de la plus grande partie de la communauté universitaire, et celui d’une partie de la presse, en particulier du New Yorker, de l’Adubon Magazine et du New York Times. Le scandale de la thalidomide, qui avait éclaté juste avant la parution du livre, conduisit par ailleurs des rapprochements qui contribuèrent à faire basculer l’opinion : celle-ci se rangea du côté de Carson, qui fut invitée à faire une émission pour la chaîne de télévision CBS et reçut plusieurs prix peu avant de mourir du cancer en 1964.

Rachel Carson était convaincue en fin de compte que l’homme a acquis un pouvoir fatal pour altérer et détruire nature. De sorte que son attitude envers elle, et la maîtrise de ce pouvoir, devenaient cruciales pour son propre avenir. Silent Spring passe pour avoir contribué à ébranler la foi aveugle des Occidentaux dans le progrès technique et à lancer le  mouvement écologiste. Le public a alors pris conscience pour la première fois que la nature était vulnérable à l’intervention humaine.