Die Antiquiertheit des Menschen, Band I: Über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution (1956)
Traduction française : L’obsolescence de l’homme, t. 1 : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (2002).
Le thème du 4e essai de l’ouvrage, qui est l’aveuglement devant l’apocalypse, a obsédé Günther Anders pendant la plus grande partie de sa vie. Dans la préface à la 5e édition, qui date de 1979, il écrivait :
« Les textes que j’ai consacrés à la situation nucléaire (Endzeit und Zeitende, 1972), mon journal d’Hiroshima (Der Mann auf der Brücke, 1959) et ma correspondance avec le pilote d’Hirosshime Claude Eatherly (1959-61 ; trad. fr. Avoir détruit Hiroshima) attestent que je ne suis pas revenu sur la position que j’avais adoptée dans le quatrième essai de ce livre sur l’armement nucléaire : au contraire, mes activités dans ce domaine se sont intensifiées depuis cette époque. En fait, je trouvais inconvenant de se contenter de théoriser de façon universitaire sur la menace apocalyptique, ce qui m’a fait retarder de plusieurs années la parution du second tome de Die Antiquiertheit des Menschen. La bombe n’est pas seulement suspendue au-dessus des universités. Entre la parution du premier tome et du second, j’ai donc consacré l’essentiel de mon activité à m’opposer à l’armement nucléaire et à la guerre du Vietnam. Je n’ai cependant pas de réserves à faire aujourd’hui sur l’essai que j’ai à l’époque écrit sur la bombe. Je le tiens même pour plus important qu’il y a vingt-cinq ans parce que désormais les centrales atomiques obstruent le regard que nous pouvons porter sur la guerre nucléaire et ont fait de nous des « aveugles à l’apocalypse » encore plus aveugles qu’auparavant ».
Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse
Ce quatrième essai analyse donc les répercussions politiques de la bombe atomique en concluant que celle-ci rend aussi obsolète la notion de frontière : chaque explosion a en effet des conséquences à échelle planétaire.
C’est en tête de cet essai qu’Anders expose sa fameuse « méthode d’exagération », qu’il légitime par le fait qu’il faut présenter de manière outrancière les objets dont l’importance est minimisée. Il peut paraître surprenant que tel ait été le cas de la bombe atomique, mais Anders soutient que ce n’est pas d’elle dont il s’agit en l’occurrence, mais « de notre existence sous le signe de la bombe », qu’il présente comme un terrain parfaitement inconnu :
« En dresser d’emblée la carte est impossible. Il nous faudra d’abord nous laisser dériver, nous contenter d’observer et d’enregistrer les détails qui nous sauteront aux yeux. Leur succession paraîtra d’abord contingente et leur agencement obscur. Mais les choses changeront en cours de route. […] Si l’image dans son ensemble reste encore floue, j’ai cependant cherché à marquer d’emblée avec la plus grande précision possible les contours des détails qui la composent, c’est-à-dire à les accentuer autant qu’il m’était possible de le faire » (p. 262).
La grande affaire de notre époque, affirme en effet Anders, c’est de faire comme si on ne la voyait pas, comme si on ne l’entendait pas, et de continuer à vivre comme si elle n’existait pas : nos contemporains semblent s’être juré de ne pas la mentionner. Par conséquent :
« S’il reste une chance de nous faire entendre, ce n’est qu’en rendant notre propos aussi tranchant que possible. C’est la raison pour laquelle j’ai à ce point forcé le trait » (p. 263).
En réalité, ce sujet ne semble pas intéresser les universitaires, pas plus d’ailleurs que le sujet des camps d’extermination. Mais comme la bombe n’est pas seulement suspendue au-dessus des bâtiments universitaires, il faudra adopter un ton qui puisse être compris par tout le monde et parler en moraliste plus encore qu’en philosophe. D’ailleurs, la notion de morale elle-même paraît une appréciation bien faible par rapport à la question dont il s’agit, puisque le problème n’est plus de savoir comment l’humanité doit continuer à exister, mais si elle peut ou non continuer à le faire.
Premiers constats d’effroi
« Si quelque chose dans la conscience des hommes d’aujourd’hui a valeur d’absolu ou d’infini, ce n’est plus la puissance de Dieu ou la puissance de la nature, ni même les prétendues puissances de la morale ou de la culture : c’est notre propre puissance. A la création ex nihilo, qui était une manifestation d’omnipotence, s’est substituée la puissance opposée : la puissance d’anéantir, de réduire à néant – et cette puissance, elle, est entre nos mains. L’omnipotence depuis longtemps désirée d’une façon toute prométhéenne est effectivement devenue nôtre, même si ce n’est pas sous la forme espérée. Puisque nous possédons maintenant la puissance de nous entre-détruire, nous sommes les seigneurs de l’apocalypse. Nous sommes l’infini » (p. 266).
En conséquence, nous ne sommes plus seulement les représentants d’une nouvelle génération historique : nous sommes des êtres d’une nouvelle espèce ; nous sommes des titans, des êtres omnipotents au moins pour la période où nous n’avons pas encore fait de cette omnipotence un usage définitif. Les hommes d’hier ont commencé à nous devenir étrangers : Faust, l’homme qui voulait désespérément devenir un titan, nous paraîtrait presque ridicule avec son désir d’infini. Nous pourrions désormais éprouver de la nostalgie pour un monde où nous nous sentions bien dans notre finitude, un désir de rejeter cette condition de titans à laquelle nous avons accédé (ou qu’on nous a imposée) et nous révolter contre les machines afin de pouvoir à nouveau être des hommes, comme dans l’âge d’or d’hier.
« Mais qui aurait pu prévoir, quand les ouvriers à domicile réduits à la famine se sont pour la première fois révoltés contre les machines qui leur faisaient concurrence, que ce qui débutait alors prendrait une telle ampleur qu’on ne pourrait plus le décrire qu’en se référant à la mythologie ? » (p. 268).
En même temps que les premiers titans, nous sommes aussi des êtres en sursis, la première espèce à être mortelle en tant que groupe et non en tant qu’individus et à n’avoir le droit d’exister que jusqu’à nouvel ordre. La formule « Tous les hommes sont mortels » a été aujourd’hui remplacée par « L’humanité peut être tuée dans sa totalité ».
Le mortel qui veut qu’on se souvienne de lui ne sait plus à qui il pourrait aujourd’hui s’adresser puisque l’humanité entière, si elle venait à sombrer, emporterait avec elle dans les ténèbres tous les témoins réels et possibles qui pourraient se souvenir de quoi que ce soit, des peuples, des langues, des idées, des combats, des espoirs, des images ou des chansons. Il n’y aurait plus personne pour se rappeler de ce qui a été.
« Supposons que la bombe ait été utilisée. Il serait déplacé de parler encore ici d’acte. Le processus qui aboutirait à un tel fait compterait en fin de compte tant de médiations, il serait si peu transparent, il se composerait de tant d’étapes intermédiaires et ferait intervenir tant d’instances sans qu’aucune soit plus décisive que les autres, que pour finir tout le monde aurait fait quelque chose, mais personne n’aurait fait cela. En fin de compte, personne n’aurait rien fait » (p. 272-273).
Pour écarter tout risque d’un ultime sursaut de la conscience, on a construit des être sur lesquels rejeter la responsabilité : les calculateurs cybernétiques, qui sont l’incarnation de la science, donc du progrès, donc de la moralité de toutes les décisions. Ce transfert de responsabilité sur l’objet, seul à être tenu pour objectif, et ce remplacement de la responsabilité par une réponse mécanique signifie en fait que nous sommes déjà anéantis par la méthode avent même que de l’être dans les faits. Quand bien même il n’y aurait pas de robots, la complexité de l’organisation moderne ferait que cette chose monstrueuse soit le résultat d’un travail mille fois divisé et médiatisé, ce qui en faciliterait l’exécution. Lorsqu’une organisation est au travail en effet, l’idée d’une moralité de l’action est automatiquement remplacée par celle d’un parfait fonctionnement. Et si l’organisation d’une entreprise est parfaite et fonctionne impeccablement, le résultat lui-même semble parfait et impeccable. Chacun des innombrables travailleurs spécialisés intégrés au processus considérant exclusivement la tâche qu’il doit accomplir, il n’y a pas là pour lui matière à la moindre considération morale.
« Et comme il ne sait pas comment sa tâche se combine avec celle des autres, il ne peut prendre conscience du fait que la somme des tâches spécialisées et consciencieusement accomplies pourrait se révéler une monstrueuse absence de conscience morale […]. Rien ne peut donc contrecarrer la production et l’utilisation de la bombe : ce sont le grand nombre des participants et la complexité de l’appareil qui empêchent d’empêcher » (p. 274-275).
Ce que la bombe n’est pas
La bombe n’est pas un moyen. Parce qu’elle est absolument trop grande. Cela signifie que le plus petit de ses effets – si on l’utilisait – serait plus grand que n’importe quelle fin politique ou militaire, quelle que soit sa grandeur, définie par des hommes. Son effet transcende donc toute fin.
« C’est pourquoi il paraît décidément absurde de continuer encore à augmenter la taille, la puissance explosive ou le nombre des bombes. Rien ne peut accroître le danger absolu qui est entre nos mains ; rien ne peut amplifier l’effet des bombes actuelles. En tout cas, renforcer le moyen n’ajouterait rien à sa puissance, tout comme aucun comparatif ne saurait rien ajouter à l’adjectif « mort » » (p. 278).
On peut donc améliorer le calibre et le rayon d’action de la bombe sans que l’effet de son action le soit, car l’absolu est atteint : il est donc inutile d’aller plus loin.
Et pourtant, la bombe est utilisée, constamment. D’abord comme moyen de pression. Ceux qui en possédaient le monopole jusqu’en 1953, date de l’explosion de la première bombe H russe, n’avaient même pas besoin de procéder à un chantage : la seule existence de la bombe suffisait à en faire un ultimatum. Il est d’ailleurs presque impossible d’avoir en sa possession un tel moyen de pression et de ne pas s’en servir. Même du simple point de vue économique, ne pas utiliser un produit dans lequel on a tant investi serait un gaspillage contraire à la morale des affaires. Le chantage à la bombe s’exerce d’ailleurs sur l’ensemble de l’humanité, et non sur un seul groupe qui serait visé. C’est une arme totale, qui révèle d’ailleurs une incapacité : celle de viser une cible. La bombe est par essence vouée à dépasser son objectif : son défaut, c’est sa toute-puissance.
« L’alternative hystérique selon laquelle « ou bien vous acceptez mes conditions, ou bien je vous tue », qui jusqu’ici ne pouvait être imposée qu’à un cercle des plus restreints, est désormais reprise et imitée d’une façon macabre à l’échelle de la planète » (p. 287).
L’homme est plus petit que lui-même
Nous vivons une époque où l’angoisse est devenue impossible.
« Mais où est notre angoisse ? Je n’en trouve pas la moindre trace. Je ne trouve pas même trace d’une angoisse d’importance moyenne. Pas même d’une peur comme celle que peut provoquer le danger d’une épidémie de grippe. Pas la moindre trace d’angoisse. Comment cela est-il possible ? » (p. 294).
Nous sommes tout simplement devenus des analphabètes de l’angoisse, sans doute parce que la bombe est apparue dans la phase finale d’une guerre dans laquelle l’angoisse de la dictature et des massacres, des camps et des bombardements, commençait pour la première fois à retomber.
« C’était le moment où, pour la première fois depuis de nombreuses années, des millions de personnes osaient enfin aller se coucher sans l’angoisse d’une descente de police ou d’un bombardement ; le moment où, dans les parties de monde les moins malmenées, on s’apprêtait à reprendre pour la première fois la « good old life ». Et c’est à ce moment-là, au moment où l’on commençait à respirer de nouveau, qu’on aurait dû se représenter un danger d’une ampleur encore jamais atteinte ? C’est à ce moment-là, du moins, qu’il aurait fallu se représenter la possibilité d’une menace si monstrueuse ? On s’y refusa. C’était irréalisable. Un danger dont la menace n’était pas immédiate était, à l’époque, ridicule. On ne le concevait même pas comme un danger » (p. 295-296).
Au bout d’un an, ce danger était déjà devenu quelque chose de familier.
Que nous n’éprouvions pas cette angoisse ne prouve pas que nous soyons particulièrement courageux. Car cette absence d’angoisse à d’autres causes, nombreuses et très variées. Il y a d’abord une cause anthropologico-philosophique (soit une particularité qui concerne notre humanité même), puis des causes historiques qui ont déterminé notre comportement actuel.
La principale cause de notre aveuglement face à l’apocalypse est le « décalage prométhéen », soit le décalage entre ce que nous pouvons faire et ce que nous pouvons ressentir.
« Un exemple. Nous pouvons projeter aujourd’hui de détruire sur-le-champ une grande ville et réaliser ce projet à l’aide des moyens de destruction que nous avons-nous-mêmes produits. Mais nous représenter cet effet, concevoir vraiment de quoi il s’agit, nous ne le pouvons en revanche que très partiellement […]. Chacune de nos facultés a donc une limite au-delà de laquelle elle n’enregistre plus de variations » (p. 298).
Ce qui vaut pour les larmes ou le repentir vaut pour toutes les émotions, donc aussi pour l’angoisse : elle n’est pas à la hauteur de ce dont sont capables nos facultés d’action. Inférieur à sa tâche, l’homme qui s’angoisse reste loin derrière l’homme qui produit. En ce sens, on peut dire que l’homme est devenu plus petit que lui-même.
La preuve que nos facultés finissent par se disjoindre est donnée par cette réponse du pilote de bombardier au journaliste qui lui demandait à quoi il avait pensé au cours de sa mission : « Je n’arrivais pas à me sortir de la tête les 175 dollars qu’il me reste à payer pour le réfrigérateur ». Voilà comment les liens qui unissaient l’action à la conscience morale sont aujourd’hui rompus ; voilà comment leurs objets divergent. Kant nous appris que notre raison était limitée. Notre cœur l’est aussi. Cela vaut également pour l’angoisse :
« Face à l’idée de l’apocalypse, notre âme déclare forfait. Dans ces conditions, l’idée de l’apocalypse n’est plus pour nous qu’un simple mot […]. Ce qui devrait, à la différence de Faust, nous irriter aujourd’hui, ce n’est en aucun cas de ne pas être omnipotents ou omniscients, mais au contraire d’avoir une imagination si faible et d’éprouver si peu de sentiments par rapport à tout ce que nous savons et sommes capables de produire. C’est le fait d’être, jusque dans nos sentiments, plus petits que nous-mêmes » (p. 300).
Le décalage qui existe entre « savoir » et « comprendre » n’est pas moins important que celui qui existe entre « faire » et « sentir ». Il est indiscutable que nous savons quelles conséquences entraînerait une guerre atomique. Mais ce savoir est en fait très proche de l’ignorance : quel que soit notre savoir, personne ne dispose en effet d’une compréhension véritable de ce que pourrait être une guerre atomique.
« J’appelle prométhéenne la différence qui résulte du décalage entre notre réussite prométhéenne – les produits fabriqués par nous, fils de Prométhée – et toutes nos autres performances, la différence qui existe une fois que nous avons réalisé que nous ne sommes pas à la hauteur du Prométhée qui est en nous » (p. 301).
Le volume de ce que nous pouvons produire, qui est extensible ad libitum, excède la capacité de compréhension de notre imagination, qui est incomparablement moins extensible, et de notre sentiment, qui semble lui plus rigide.
La formation de l’imagination morale et la plasticité du sentiment
La seule tâche morale décisive aujourd’hui consiste donc à éduquer l’imagination morale, c’est-à-dire à essayer de surmonter le décalage prométhéen en ajustant la capacité de notre imagination et la plasticité de nos sentiments à la disproportion de nos propres produits et au caractère imprévisible des catastrophes que nous pouvons provoquer. Il faut en d’autres termes mettre nos représentations et nos sentiments au pas de nos activités. Mais nous ne savons pas s’il est possible de surmonter ce décalage. Nous ne savons même pas cela. Il faut néanmoins le tenter, en pratiquant des exercices d’élongation morale. Cela vaudra toujours mieux que les exigences démesurées de l’« human engineering » dénoncé dans l’essai sur la honte prométhéenne.
Causes historiques de l’aveuglement face à l’apocalypse
On ne croit pas à l’éventualité d’une fin, et on ne voit d’ailleurs pas de fin, car la notion de progrès nous a rendus aveugles à l’apocalypse.
« A l’exception de l’émotion qui s’est emparée des milieux scientifiques – émotion qui constitue par ailleurs une première : c’est la première fois que l’angoisse de l’apocalypse gagne des non-religieux – on n’enregistre pas la moindre manifestation de panique. Les manifestations de masse organisées contre l’armement atomique montrent que le danger a été perçu, mais ne prouvent pas que des millions de personnes vivent aujourd’hui dans l’attente angoissée de la fin du monde […]. C’est un fait des plus étranges. Jadis l’espoir eschatologique était toujours accompagné d’une angoisse apocalyptique, alors que maintenant le côté apocalyptique de l’affaire reste dans l’ombre, quand il n’est pas complètement gommé. Cela va si loin qu’à l’époque où l’on accordait sa confiance à des « sauveurs » tels que Hitler, on se refusait à croire les mauvais augures. Et quand le malheur s’est vraiment abattu, provoqué par ces mêmes « sauveurs », on n’a rien compris, rien appris : on n’a tiré aucune leçon de l’expérience. Qu’est-ce qui s’y opposait ? La croyance au progrès » (p. 308-309).
La croyance au progrès :
« C’est la croyance à laquelle nous avons adhéré pendant des générations, la croyance en une progression prétendument automatique de l’histoire, qui nous a privés de la capacité d’envisager la fin. Elle en a privé même ceux d’entre nous qui ne croient déjà plus au progrès […]. Il est probable qu’aucune génération, avant le XVIIIe siècle, c’est-à-dire avant le triomphe des théories du progrès, n’a été aussi mal préparée que la nôtre au devoir d’angoisse qui est aujourd’hui notre lot » (p. 309).
Il ne s’agit pas bien entendu de vouloir artificiellement réhabiliter l’angoisse de l’apocalypse et la peur de l’enfer.
A force de croire au progrès, nous avons même annulé notre propre fin. De la croyance au progrès découle une mentalité qui se représente l’éternité comme une amélioration ininterrompue du monde et qui dans le même temps se montre simplement incapable de penser à une fin. En termes positifs, le progrès peut produire un monde dont la positivité est si lisse qu’elle ne comporte plus la moindre fissure par laquelle pourraient s’introduire des questions embarrassantes sur la mort. Dans les cimetières américains par exemple, les progrès d’aménagement sont tels que l’on n’y enterre plus les morts, mais la mort elle-même : le mort, maquillé et habillé, y est traité comme un vivant. On l’expédie simplement dans un cadre attrayant, avec toutes les facilités d’accès. D’une manière qui va dans le même sens positif, le darwinisme considère la mort des moins aptes comme une aide à la survie des vivants, une contribution au mouvement positif de la vie. De ce fait, le darwinisme a construit une théodicée naturaliste du progrès dans la nature.
En fin de compte, ce qui détermine le fait que nous comprenons ou ne comprenons pas un objet, une affaire ou une situation, c’est que l’objet nous concerne ou non. Or la situation apocalyptique fait partie des choses qui ne nous intéressent pas subjectivement alors même qu’elle nous concerne ou devrait nous concerner personnellement. Il ne nous est pas possible de nous en mêler, ou même de porter un jugement sur elle, parce que nous en sommes exclus par des conditions concrètes : division du travail, rapports de propriété, structure du pouvoir, pression de l’opinion, etc. Nous n’avons pas la liberté de la considérer comme une affaire qui nous concerne.
« Qu’on nous prive de la possibilité de disposer d’une façon ou d’une autre d’un objet, et bientôt, pour peu que cette situation n’éveille pas chez nous une résistance formelle, il ne nous intéressera plus du tout […]. Nous restons aveugles à l’objet dont nous sommes contraints de faire abstraction. C’est évident dans les Etats totalitaires, où l’homme ne peut plus prendre en considération ce contre quoi il devrait s’élever, ni même le comprendre. C’est pourquoi il est déplacé de poser la question : « N’y avait-il pas des milliers de gens qui connaissaient l’existence des camps d’extermination ? » Il est vraisemblable qu’ils savaient, mais ils ne comprenaient pas ce qu’ils savaient parce qu’il était d’avance clairement exclu d’entreprendre quoi que ce soit pour s’y opposer. Ils continuaient donc à vivre comme s’ils ne savaient pas. C’est exactement ce que nous faisons, bien que nous sachions, pour la bombe
Nous ne saisirons en quoi consiste notre aveuglement face à l’apocalypse que lorsque nous en viendrons à le considérer comme un élément de la situation morale de l’homme d’aujourd’hui, c’est-à-dire comme l’une des choses que nous avons le droit, la possibilité, le devoir de faire ou de ne pas faire. Il nous faut donc maintenant essayer d’exposer notre situation morale, dans la mesure où elle peut nous servir à expliquer ce défaut » (p. 318).
Situation morale de l’homme contemporain
Nous ne sommes plus des « agents », mais des collaborateurs instrumentalisés. La finalité de notre activité a été démantelée : c’est pourquoi nous vivons sans avenir, sans comprendre que l’avenir disparaît, et sommes donc aveugles à l’apocalypse.
« Tout le monde sait que notre façon d’agir et donc de travailler a aujourd’hui fondamentalement changé. A l’exception de quelques survivances dépourvues de signification, le travail est devenu une « collaboration » organisée et imposée par l’entreprise. J’insiste bien sur le fait que cette contrainte est imposée par l’entreprise, car si le travail solitaire n’a certes jamais constitué l’essentiel du travail humain, ce dont il s’agit désormais n’est justement plus de travailler avec les autres, mais d’être au service de l’entreprise (à laquelle celui qui travaille doit allégeance alors qu’il ne peut même pas, lui, se la représenter dans sa totalité), entreprise dont les autres employés ne sont eux-mêmes que des rouages » (p. 318-319).
C’est une banalité. Mais ce qui l’est moins est que ce qui vaut pour le travail vaut aussi pour notre activité en général.
« Abstraction faite de quelques rares secteurs, notre activité, désormais inscrite dans le cadre d’une entreprise organisée sur laquelle nous n’avons pas de prise, mais qui nous impose ses contraintes, se réduit à une collaboration sous le signe du conformisme » (p. 319).
Certes, l’existence de l’homme actuel n’est plus, la plupart du temps, pure activité ou pure passivité : elle est plutôt neutre, à mi-chemin entre l’activité et la passivité. On peut donc qualifier son existence d’instrumentalisée.
« L’instrumentalisation règne partout, dans les pays qui imposent le conformisme par la violence et aussi dans ceux qui l’obtiennent en douceur. Comme c’est bien sûr dans les pays totalitaires que ce phénomène est le plus clair, je prendrai pour illustrer ce qu’est l’instrumentalisation l’exemple d’un comportement typiquement totalitaire.
Au cours des procès où l’on jugé les « crimes contre l’humanité », on a très souvent constaté que les accusés étaient vexés, consternés, voire indignés qu’on leur demande personnellement des comptes pour les mauvais traitements infligés à ceux qu’ils avaient effectivement maltraités et pour les meurtres de ceux qu’ils avaient effectivement tués. Il serait absolument erroné de ne voir dans ces accusés que des cas de déshumanisation et d’entêtement extrêmes. Ce n’est pas « bien qu’ils aient collaboré » mais le plus souvent « parce qu’ils ont seulement collaboré » qu’ils se sont révélés incapables de repentir, de honte ou même de la moindre réaction morale […].
On ne peut comprendre ces crimes qu’à partir du moment où on les envisage dans leur contexte, c’est-à-dire quand on se demande à quel type d’action ils correspondent, à quel modèle d’activité ils se conforment. La réponse est que, dans la situation où ils les ont commis, leurs auteurs – du moins bon nombre d’entre eux – ont fondamentalement adopté le comportement auquel ils avaient été conditionnés par l’entreprise auquel celle-ci les avait habitués.
Cette affirmation peut bien sûr sembler choquante. Il est sans doute inévitable qu’elle soit tout d’abord mal comprise, car il n’existe pas d’entreprise (du moins parmi celles qui se nomment « usines » ou « bureaux ») où l’on prépare à tuer en masse ou à torturer. Ce que nous voulons dire est bien plus trivial. Il s’agit seulement d’un fait qui se constate tous les jours mais n’a que rarement été examiné jusque dans ses dernières conséquences : le fait que le principe de l’instrumentalisation et du conformisme, la collaboration neutre, à mi-chemin entre l’activité et la passivité, domine aujourd’hui dans toute entreprise. Personne ne peut plus personnellement être tenu pour responsable de ce qu’il fait : son activité semble ne plus avoir pour lui aucune conséquence immédiate ou effroyable […]. Il est caractéristique par ailleurs de celui qui travaille pour l’entreprise d’agir passivement, de n’avoir aucune part à la définition des buts de l’entreprise, même si son unique raison d’être est pourtant de contribuer jour après jour à les atteindre […]. S’il en va ainsi pour lui et si, par conséquent, il ne connaît pas, n’a pas besoin de connaître ou ne doit pas connaître la fin de son activité, il n’a manifestement pas non plus besoin d’avoir une conscience morale […]. L’ouvrier d’usine ou l’employé de bureau qui refuserait de continuer à collaborer à la bonne marche de l’entreprise en alléguant que ce qu’elle produit est en contradiction avec sa conscience morale ou avec une loi morale universelle, ou bien que l’utilisation de ce produit est immorale, celui-là passerait dans le meilleur des cas pour un fou et ne tarderait pas à subir en tout cas rapidement les conséquences d’un comportement aussi extravagant » (p. 319-321).
Par conséquent :
« Le statut moral du produit (le statut des gaz toxiques ou celui de la bombe à hydrogène par exemple) ne porte aucun ombrage à la moralité du travailleur qui participe à sa fabrication. Peu importe qu’il sache ou non ce qu’il fait : il n’a pas besoin d’une conscience morale pour le faire. Comme nous l’avons déjà dit, c’est l’absence de conscience morale qui règne dans l’entreprise.
L’entreprise est le lieu où l’on crée le type de l’homme instrumentalisé et privé de conscience morale. C’est là que naissent les conformistes. Il suffit qu’un représentant de ce type d’homme soit placé dans un autre domaine d’activité, dans une autre entreprise – sans pourtant se transformer du tout au tout – il devienne monstrueux […]. Tant que nous ne voyons pas cela, nous ne voyons pas que l’entreprise actuelle est le creuset, le modèle de ce type de travail qui exige notre mise au pas, et nous restons incapables de comprendre la figure du conformiste contemporain et le cas particulier de ces hommes entêtés qui refusaient, dans les procès évoqués plus haut, de se repentir ou seulement d’accepter la responsabilité des crimes auxquels ils avaient effectivement collaboré » (p. 322-323).
Ces crimes monstrueux ont donc eu pour base l’instrumentalisation qui caractérise le mode de travail actuel et correspond de la façon la plus étroite à l’essence de l’époque contemporaine. C’est d’autant plus effrayant que leur condition préalable – soit le mode de travail actuel – n’a pas disparu et que nous ne savons plus où trouver un éventuel remède. L’instrumentalisation et le conformisme continuant à dominer aujourd’hui, on ne voit pas ce qui pourrait s’opposer à ce que l’horreur ne se répète. Par leur travail, les hommes d’aujourd’hui sont en effet dressés à la collaboration en tant que telle.
En réalité, il n’existe plus aucune « sphère extérieure » au monde de l’entreprise où l’homme pourrait se comporter moralement. Pour la simple raison qu’on s’arrange toujours pour que les tâches décisives que l’on demande à l’homme d’aujourd’hui d’accomplir se présentent sous la même forme que celles qu’il accomplit dans l’entreprise : même lorsqu’il s’agit de tuer, on parle de faire un travail dont la fin et le résultat sont dissociés de l’acte, voire importent peu à celui qui le commet. On ne peut d’ailleurs demander à l’homme de se comporter de façon conformiste quand il travaille, et qu’il cesse de l’être lorsqu’il agit. L’homme instrumentalisé préfère ne pas savoir ce qu’il fait : il accepte, par fidélité à l’entreprise, de rester aveugle à la finalité de son travail, lequel d’ailleurs n’aboutit jamais à un produit fini.
Conclusion : l’existence instrumentalisée est l’une des causes de notre aveuglement face à l’apocalypse :
- Parce que l’homme instrumentalisé est neutre, à mi-chemin entre l’activité et la passivité, et travaille sans qu’il ait à devenir responsable de ce qu’il fait.
- Parce que ses activités ne s’achèvent jamais dans une véritable finalité, de sorte qu’il n’entretient pas de véritables rapports avec l’avenir. L’homme dont on planifie le travail vit donc de façon intemporelle, privé de l’horizon qui seul lui permettrait de concevoir l’avenir, et par conséquent la possible catastrophe qui l’en priverait.
- Parce qu’il est habitué à exercer une activité qui ne requiert aucune conscience morale, et ne souhaite d’ailleurs pas qu’il en ait, il n’a pas de conscience morale. Les scrupules relatifs à la finalité de son travail lui restent étrangers.
- Parce qu’il est convaincu que tout produit reste moralement neutre, d’autant que sa production requiert la participation de tout un monde.
Bref, tous les éléments de l’existence instrumentalisée convergent pour empêcher l’homme de comprendre ce qu’est vraiment la bombe, ou puisse comprendre qu’il s’achemine vers sa propre fin.
Annihilation et nihilisme
Peu importe en fin de compte que nous attribuions la faute aux voyants ou aux aveugles : ce qui est moralement décisif n’est pas l’aveuglement face à l’apocalypse, mais la bombe elle-même, le fait que nous l’ayions. Cela signifie que c’est de la moralité de la bombe en tant qu’acte que nous devons nous inquiéter ici.
« Quand il s’agit d’un acte d’une telle ampleur, sa moralité ne dépend plus de la moralité de son auteur, de sa plus ou moins bonne volonté, de son discernement ou de ses convictions, mais en dernier ressort des effets de l’acte lui-même. Il existe une limite au-delà de laquelle […] c’est l’homme lui-même qui est en jeu – c’est ce principe aux accents inhumains qui prévaut : « L’acte ne sera pas dit bon ou mauvais selon son auteur, c’est au contraire celui-ci qui sera dit bon ou mauvais selon son acte » […]. Cela signifie que tant que l’auteur de l’acte ne renonce pas à la bombe, tant qu’il représente une menace du simple fait qu’il la possède, tant qu’il poursuit ces activités qu’il nomme à tort des « essais », il faut le considérer comme coupable. Puisque l’effet de son acte consiste en une annihilation, il devra être reconnu coupable de nihilisme, coupable de nihilisme à l’échelle de la planète.
Nous en sommes ainsi arrivés à notre dernière thèse : les seigneurs de la bombe sont des nihilistes actifs » (p. 328-329).
« Depuis une dizaine d’années, le nihilisme a pris une nouvelle forme. Quittant le domaine de l’ésotérique, il a commencé, pour la première fois, à conditionner les consciences de l’époque ou plutôt à les miner, devenant ainsi une philosophie, ou du moins une mentalité de masse […]. Il est extrêmement frappant que le nihilisme de masse soit apparu au moment même où la bombe a été produite et utilisée pour la première fois ; qu’une philosophie niant l’humanité elle-même ait un sens soit apparue en même temps qu’un instrument destiné à anéantir l’humanité ; que le nihilisme de masse ait coïncidé, historiquement parlant, avec l’annihilation de masse. Est-ce un pur hasard ou bien les deux phénomènes sont-ils liés ? » (p. 337-338)
On retrouve au fondement de ces deux phénomènes un seul et même fait historique : le national-socialisme. Il est en effet inutile de s’attarder à démontrer que le national-socialisme a été un avatar du nihilisme, ni que la production de la bombe atomique n’avait à l’origine pas d’autre fin que de contrer l’expansion du national-socialisme. Cela signifie que le nihilisme et la bombe se sont rencontrés et qu’ils ont psychologiquement fusionné. Ils ne forment depuis une décennie qu’un seul et même complexe : l’existence de la bombe démontre l’absurdité de l’existence, et inversement l’absurdité de l’existence légitime l’existence de la bombe.
En guise de conclusion
« La bombe n’est pas seulement suspendue au-dessus de nos têtes à nous, hommes d’aujourd’hui. La menace n’aura jamais de fin. Elle ne pourra être que repoussée. Ce qui a pu être évité aujourd’hui ne le sera peut-être pas demain. Demain, la bombe sera suspendue au-dessus de la tête de nos enfants. Personne ne pourra plus s’en débarrasser. Aussi loin dans le temps qu’iront les générations à venir, où qu’elles fuient pour lui échapper, elle les accompagnera dans leur fuite. Elle ouvrira la marche, comme si elle connaissait le chemin ; à moins qu’elle ne soit le nuage noir qu’ils traîneront derrière eux sous tous les cieux. Et même si le pire ne devait pas se produire, même si elle devait rester perpétuellement suspendue au-dessus de nos têtes sans jamais être larguée, il reste que nous sommes désormais des êtres condamnés à vivre à l’ombre de cette inévitable compagnie. Sans espoirs, sans projets, sans rien y pouvoir. A moins que ne nous ressaisissions pour prendre une décision […].
A moins que les hommes ne commencent, tels des objecteurs de conscience, à s’engager publiquement, sous serment et en pleine conscience du danger possible, à ne jamais céder à la pression – qu’elle soit physique ou qu’il s’agisse seulement de la pression qu’exerce l’opinion publique – et à ne jamais collaborer à la moindre entreprise qui, aussi indirectement que ce soit, pourrait avoir un quelconque rapport avec la production, les essais et l’utilisation de la bombe ; à ne jamais parler de la bombe que comme d’une malédiction ; à tenter de convaincre ceux qui s’y sont résignés et se contentent de hausser les épaules ; à prendre publiquement leurs distances avec ceux qui prennent la défense de la bombe » (p. 342-343).
Car si la bombe a eu un effet, c’est de faire de nous une seule humanité, même si c’est en tant que morts en sursis que nous existons désormais. Nous vivrons dans l’espoir du jour où nous compterons les peurs apocalyptiques d’aujourd’hui parmi les cauchemars du passé, et où l’on pourra dire des propos tenus ici : « Quel pathos inutile ! ».