Nicolas Berdiaev est un philosophe chrétien russe qui a publié de très nombreux ouvrages en russe, mais aussi en français, dans lesquels il souligne notamment l’importance existentielle et spirituelle de la liberté humaine et de la personne. Issu à l’origine d’une famille aristocratique d’officiers, il adhère à la philosophie marxiste en tant qu’étudiant à l’université de Kiev, mais voit dans la révolution d’Octobre une menace pour la liberté de l’individu. En 1919, il fonde une « Académie libre de Culture spirituelle », où il passe en revue les thèmes d’actualité d’un point de vue chrétien. Nommé en 1920 professeur de philosophie à l’Université de Moscou, il est très vite accusé de conspirer contre le gouvernement, incarcéré, puis expulsé d’Union soviétique (1922). Réfugié à Berlin, puis à Paris (1923), il y anime une nouvelle Académie de philosophie et de religion et publie l’essentiel de son œuvre, dont un petit opuscule intitulé L’homme et la machine (1933).
Profondément marquée par la lecture de la Légende du Grand Inquisiteur que Dostoïevski met au centre des Frères Karamazov, sa philosophie porte la trace de multiplies influences, dont celle du mystique Jacob Boehme. Cet existentialisme chrétien, pour reprendre une formule souvent employée à son propos, accorde une place centrale à la personne et à la notion de liberté, et souligne l’importance de la créativité individuelle. Il est l’un des premiers auteurs majeurs à avoir analysé la crise de la modernité et annoncé la naissance d’une « nouvelle époque ».
L’homme et la machine (trad. fr., Paris, 1933)
Dans ce petit ouvrage publié en 1933, et aussitôt traduit en français, Berdiaev affirme que « l’apparition de la machine et le rôle croissant de la technique représentent la plus grande révolution, voire la plus terrible de toute l’histoire humaine ». Contrairement à Gina Lombroso, il croit que la mécanisation et l’accélération du temps, qui caractérisent le monde moderne, rendent impossible tout retour vers des formes de civilisation antérieures à la technique. Leurs conséquences ne peuvent donc être surmontées qu’à travers un nouveau développement de la conscience et de l’âme de l’homme. Celui-ci doit se montrer capable de faire prévaloir les finalités spirituelles et humaines sur les forces cosmiques et sociales générées par la nouvelle réalité technique.
I. [Le problème de la technique]
Le problème sociologique et métaphysique de la technique
p. 7 : « Il ne paraît pas exagéré de dire que le problème de la technique est devenu celui du destin de l’homme et du destin de la culture. Dans ce siècle d’incrédulité, où fléchissent non seulement l’ancienne foi religieuse, mais aussi la foi humaniste du XIXe siècle, la seule foi que l’homme de la civilisation moderne conserve est celle dont il entoure la technique, sa puissance et son progrès infini. La technique représente le dernier amour de l’homme qui est tout prêt, sous l’influence de cet amour, à modifier sa propre image. Pour pouvoir croire, l’homme aspirait aux miracles tout en craignant qu’il n’en existât plus. Or la technique accomplit sous ses yeux d’authentiques prodiges ».
p. 9 : « Nous ne parlons pas seulement de la technique économique, industrielle, militaire, d’une technique se rapportant à la locomotion et au confort de la vie ; nous parlons aussi de la technique de la pensée et de la versification, de celle de la danse et du droit, de celle même de la vie spirituelle et du développement mystique. Ainsi la discipline du Yoga correspond à une technique spirituelle particulière.
Toute technique nous enseigne la façon d’obtenir le meilleur résultat au prix du moindre effort. Et c’est là surtout le rôle de celle qui régit notre siècle économique. Mais ce qui caractérise ce siècle, c’est la prépondérance de la quantité par rapport à la qualité qui, elle, était inhérente au travail de l’artisan dans les époques précédentes ».
La technique cependant ne saurait représenter une fin : elle ne peut être qu’un moyen.
p. 9-10 : « Les fins appartiennent toujours à un autre domaine, à celui de l’esprit. Toutefois, les moyens s’y substituent souvent ; il peuvent même détourner à leur profit jusqu’au sens de la vie, si bien que la portée de celle-ci peut être complètement masquée, voire même effacée de la conscience de l’homme. Et c’est ce qui se produit à notre époque dans des proportions gigantesques ».
p. 10 : « Par sa nature même, l’outil technique est hétérogène tant à celui qui s’en sert qu’à ce à quoi il sert : il est hétérogène à l’homme, à l’esprit et au sens. Et c’est ce qui détermine le rôle tragique de la technique dans la vie humaine. La définition de l’homme comme un homo faber, c’est-à-dire comme un être construisant des outils, définition si répandue dans l’historie des civilisations, témoigne déjà de cette substitution totale des fins même de la vie. L’homme est indiscutablement un ingénieur, mais il a créé son métier en vue de fins qui le transcendent ».
Le paradoxe fondamental
p. 12 : « Nous nous tenons devant le paradoxe fondamental suivant : d’une part, il n’y a pas de culture sans technique, puisque les origines même de la culture s’y rattachent, et d’autre part le triomphe définitif de la technique annonce le déclin de la culture. Deux éléments coexistent toujours dans la culture : l’élément technique et l’élément organique ; et la victoire définitive du premier sur le second marque la dégénérescence de la culture en quelque chose qui ne l’est plus.
Le romantisme par exemple incarne la réaction de l’élément naturel et organique de la culture contre son élément technique ; et dans la mesure où il s’élève contre la conscience classique, il s’élève contre la prédominance de la forme technique sur la nature. Le retour à la nature, éternel leitmotiv de l’histoire de la culture, traduit la crainte de voir celle-ci périr sous la domination de la technique, de voir disparaître la nature intégrale de l’homme. Car l’aspiration à l’intégralité est aussi un trait caractéristique du romantisme. Le désir d’un retour à la nature correspond au souvenir du paradis perdu et à la nostalgie qui nous envahit du fait que l’accès de l’Eden nous est interdit ».
p. 13 : « L’époque technique exige de l’homme la fabrication d’un maximum de produits au prix d’un minimum d’efforts. L’homme y devient un moyen de production, un outil professionnel ; l’objet est érigé au-dessus de lui ».
« On pourrait distinguer trois stades dans l’histoire de l’humanité : l’époque naturelle et organique, l’époque de la culture proprement dite, et l’époque techno-mécanique. A chacune d’elle correspond une attitude particulière de l’esprit envers la nature. Dans la première, l’esprit est immergé dans la nature ; dans la seconde, il s’en dégage et forme une sphère particulière de spiritualité ; dans la troisième enfin, il acquiert un empire sur elle et parvient à la maîtriser ».
p. 14 : « La culture, à l’époque de son plein épanouissement, conservait un goût pour la nature. […] L’homme de la culture, bien que s’étant éloigné de la nature, regardait encore le ciel, les étoiles, les nuages qui parcourent l’espace. La contemplation des beautés de la nature est même par excellence un produit de la culture. […] La culture était pleine de symboles, les images du ciel y apparaissaient sous des formes terrestres, les signes d’un autre monde se reflétaient dans celui-ci. Mais la technique, elle, reste étrangère aux symboles, elle est réaliste, elle ne reflète rien, elle crée une nouvelle réalité, tout en elle est présent. Elle soustrait l’homme aussi bien à la nature qu’à l’au-delà ».
Organisme et organisation
L’organisme, qui naît et engendre, s’oppose à l’organisation, qui résulte de l’activité de l’homme. L’organisme croît et se développe, il est intégral et le tout est présent en chacune de ses parties, qu’il prédomine. L’organisation, ou le mécanisme, au contraire se compose d’éléments. L’organisme est conforme à son but, un but inhérent qui lui est donné par le Créateur, ou la nature. L’organisation a un but qui lui est donné du dehors en vue d’un résultat à atteindre.
L’histoire nous montre qu’il y eut des sociétés organisées à la manière d’organismes vivants, ou modelée sur eux, et qui étaient considérées pour cette raison comme immuables.
p. 16-18 : « On crut pendant longtemps à l’existence d’un ordre de la nature à la fois objectif et immuable, auquel la vie humaine devait correspondre et s’adapter. On attribuait pour ainsi dire au naturel un caractère normatif ; en d’autres termes, ce qui lui était conforme paraissait être juste et bon. Pour le Grec antique et l’homme du Moyen Age, il existait un cosmos immuable, un système hiérarchique, un « ordo » éternel ; il existait pour Aristote comme pour saint Thomas d’Aquin. La notion même de l’ordre immuable de la nature était liée au principe de la téléologie objective.
Et voici que la technique, sous la forme où elle triomphe dès la fin du XVIIIe siècle, détruit la foi en cet ordre éternel, et cela, d’une manière infiniment plus brutale et plus profonde que l’évolutionnisme.
L’évolutionnisme reconnaît les transformations mais uniquement celles qui se produisent dans l’ancienne réalité naturelle. Issu des sciences biologiques, il envisage le progrès lui-même comme un processus organique. Mais nous ne vivons pas au siècle des sciences biologiques, nous vivons au siècle des sciences physiques, au siècle d’Einstein et non à celui de Darwin.
Les sciences physiques sont moins favorables à la conception organique de la nature que ne le sont les sciences biologiques. […] La nouvelle réalité de la nature que nous découvre la technique contemporaine n’est nullement un produit de l’évolution : elle est le résultat de l’ingéniosité et de l’activité créatrice de l’homme lui-même, résultat non pas d’un processus organique, mais d’un processus organisateur. Voilà en quoi réside le sens et la portée de toute l’époque technique. La domination de la technique marque avant tout le passage de la vie organique à la vie organisée, le passage de la vie végétative à la vie constructive.
Du point de vue de la vie organique, la technique correspond à une désincarnation, à une rupture s’effectuant à l’intérieur des corps historiques, à une scission entre la chair et l’esprit. La technique crée un ordre nouveau, elle suscite désormais des corps organisés. Et la nouvelle réalité qui surgit est une création de l’homme, elle résulte de l’irruption de l’esprit dans la nature et de l’insertion de la raison dans les processus cosmiques ».
La révolte de la créature
p. 19-20 : « L’esprit prométhéen chez l’homme ne parvient pas à maîtriser la technique qu’il a lui-même engendrée ; il ne peut venir à bout de ces énergies nouvelles qu’il a déchaînées. Nous observons ce phénomène dans tous les processus de rationalisation, aussitôt que la machine supplante l’homme. La technique substitue à l’élément organique irrationnel l’élément rationnel organisé. Mais il en résulte de nouveaux phénomènes irrationnels dans la vie sociale. C’est ainsi que la rationalisation de l’industrie engendre le chômage, cette calamité de notre époque. La substitution de la machine à l’effort séculaire du travail humain correspond à une conquête positive, qui aurait dû anéantir l’esclavage et la misère. Mais la machine n’obéit pas aux exigences de l’homme : elle dicte ses propres lois. L’homme dit à la machine : « J’ai besoin de toi pour rendre ma vie plus facile, pour développer ma puissance ». Et la machine lui répond : « Moi, je n’ai que faire de toi, va et crève ! » Le système de Taylor présente une forme extrême de la rationalisation du travail, mais il ramène l’homme au rang d’une machine perfectionnée. La machine veut que l’homme adopte son image et sa ressemblance. Mais l’homme est créé à l’image de Dieu et il ne peut en refléter d’autre sans cesser d’exister ».
p. 20-21 : « Ici s’engage une lutte titanique entre l’homme et la nature qu’il a lui-même technicisée. L’homme a vécu d’abord sous la dépendance végéto-animale de la nature, et il ne s’en est libéré que pour retomber sous la sujétion d’une nouvelle nature – cette fois techno-mécanique. C’est là que réside tout le tragique du problème. L’organisme psycho-physique de l’homme fut élaboré dans un autre monde et il était adapté à cette ancienne nature végéto-animale. Et l’homme n’a pas encore pu se plier aux exigences imposées par la technique et la machine : il ne sait pas s’il lui sera même possible de respirer dans cette atmosphère électrisée et radioactive, s’il sera capable de vivre dans cette nouvelle réalité froide et métallique, dépourvue de toute chaleur animale. Nous ignorons encore combien peut nous être nocive cette atmosphère créée par nos propres découvertes et inventions : certains médecins l’affirment dangereuse, voire même mortelle. L’organisme humain apparaît sans défense devant les propres inventions de l’homme. Et l’ingéniosité que déploie ce dernier pour créer des instruments de destruction dépasse de beaucoup son ingéniosité en matière de technique médicale ou curative. Ainsi il a été plus aisé de découvrir des gaz asphyxiants que de trouver un traitement pour le cancer ou la tuberculose. Les mystères de la vie organique sont infiniment plus difficiles à pénétrer que ceux de la vie inorganique où, de plain pied, nous pénétrons dans le pays des merveilles… »
II. [La technique comme nouveau Cosmos]
Une nouvelle réalité
p. 22-23 : « Le règne de la technique et de la machine nous décèle une nouvelle réalité qui n’avait pas été prévue par la classification des sciences, et qui n’a plus aucune analogie avec la réalité mécanique et physico-chimique. Nous ne la discernons qu’à travers l’histoire et la civilisation et non à travers la nature. […] L’art crée, lui aussi, une nouvelle réalité qui n’existe pas dans la nature […]. Mais tandis que la réalité qui se manifeste dans l’art revêt un caractère symbolique, celle que crée la technique en est totalement dépourvue ».
p. 23-24 : « Le cinéma est une des meilleures preuves de cette force de réalisation inhérente à la technique contemporaine. Mais la nouvelle réalité qu’il nous fait entrevoir et qui transforme radicalement notre notion de l’espace et du temps, est une création de l’homme, de son esprit, de sa raison et de sa volonté. C’est une réalité non pas spirituelle ou psychique, mais bien supra-physique. Car il existe effectivement une sphère supra-physique comme il existe une sphère supra-psychique.
La technique a une portée cosmogonique : c’est par elle que se crée un nouveau Cosmos ».
p. 24-25 : « Dans la nature inorganique, il n’existe pas de machines ; nous ne les trouvons que dans le monde social […]. La machine a un sens non seulement sociologique, mais aussi cosmologique, et elle pose avec une acuité inusitée le problème de la destinée de l’homme dans la société et le cosmos. C’est le problème des relations de l’homme et de la nature, de l’individu et de la société, de l’esprit et de la matière, de l’irrationnel et du rationnel ».
Le problème spirituel
Il est curieux que l’on n’ait pas encore songé à créer une philosophie de la technique et de la machine, c’est-à-dire qu’on n’ait pas envisagé la machine comme un facteur de la destinée humaine et comme un problème spirituel. La technique produit en effet une nouvelle réalité, qui peut amener l’anéantissement de l’esprit et de la raison. L’époque technique clôt la période tellurique de l’histoire, celle où l’homme était déterminé par la Terre au sens physique et métaphysique du mot.
p. 29 : « Or la vie de l’homme diffère sensiblement selon qu’il ressent sous lui la profondeur, la sécurité, la sainteté, le mystère de la Terre, ou qu’il la considère comme une planète entourée d’innombrables mondes qui se meut dans l’infini et qu’il peut abandonner à son gré pour s’envoler dans l’espace et se transporter jusque dans la stratosphère. […] Tout cela révolutionne le mode de vie de l’homme contemporain, entraînant pour lui des conséquences pleines de dualité et de contradictions ».
p. 29-30 : « Cette modification subie par notre conscience s’était déjà produite, théoriquement parlant, au début des temps modernes, lorsque le système de Copernic eut remplacé celui de Ptolémée, lorsque la Terre eut cessé d’être le centre du Cosmos, lorsque fut découverte à l’homme l’infinité des mondes. […]
[Mais] c’est la première fois que l’homme devient seigneur et maître de la Terre, voire même de l’Univers entier. Dès lors, son attitude à l’égard du temps et de l’espace se transforme radicalement.
De peur d’être écrasé par eux, l’homme se blottissait jadis contre sa mère – la Terre ; mais il ne craint plus de s’en éloigner, maintenant qu’il commence à dominer ces éléments. Si le fait qu’il peut se passer de la sollicitude et de la protection maternelle témoigne de sa maturité, il signifie aussi, pour lui, une lutte plus rude à soutenir, – contre-partie des bienfaits prodigués par la technique. Car la machine présente toujours deux traits divergents : d’une part, elle assure les commodités et le confort ; d’autre part, elle exige une austérité et une témérité ».
p. 30-31 : « L’ancienne culture, sous ses formes les plus parfaites, n’embrassait qu’un espace restreint et un nombre d’hommes limité. Il en était ainsi de la culture de la Grèce antique, de celle de la Renaissance et Italie, de celle de la France au XVIIe siècle, ou de l’Allemagne du début du XIXe siècle. Et il faut voir là l’indice de son principe aristocratique, de son principe de sélection qualitative. Mais placée devant les masses, elle se sent subitement impuissante, car elle ne possède pas de méthodes qui leur soient appropriées.
La technique, elle, domine d’immenses espaces, d’innombrables populations ; sa souveraineté rend toutes choses universelles. Là réside la portée sociologique de l’ère technique, dont le principe est essentiellement démocratique et dont le trait spécifique est la socialisation. Tous les collectifs qui vivaient d’une vie organique dans les anciennes cultures s’y organisent.
La vie végétative, qui avait reçu une sanction religieuse, n’exigeait pas l’organisation des masses au sens moderne du mot. L’ordre, et même un ordre très stable, s’y maintenait organiquement. La technique donne à l’homme d’aujourd’hui le sentiment d’une immense puissance, tout en étant elle-même le produit de la volonté de puissance et de l’expansion. Ce désir d’expansion, qui a engendré le capitalisme européen, invite les masses populaires à prendre part à la vie historique. L’ancien ordre organique s’écroule et une nouvelle forme d’organisation, créée par la technique, s’impose nécessairement ».
La réaction romantique
p. 32-35 : « Certes, cette nouvelle forme d’existence que présente la vie des masses organisées, cette technicisation, détruit la beauté de l’ancienne culture, l’individualisation, l’originalité : tout y devient uniformément collectif, toutes choses sont fabriquées sur un gabarit unique, perdant ainsi l’empreinte de la personnalité. C’est l’ère de la production en série, de la production anonyme.
Et non seulement le côté extérieur et plastique de la vie se trouve dépourvu d’individualité, mais la vie intérieure et émotionnelle subit le même sort. Aussi comprend-on aisément la réaction romantique contre la technique, la révolte de Ruskin et de Tolstoï, qui fut inspirée par des motifs aussi bien esthétiques que moraux. Mais une semblable condamnation de la technique est impuissante et ne peut pas être conséquemment suivie. Elle n’aboutit en définitive qu’à la défense de ses formes primitives et arriérées sans en être la négation totale. Nous nous sommes tous réconciliés avec la machine à vapeur et le chemin de fer, oubliant qu’il y eut un temps où eux aussi provoquèrent des récriminations et des protestations. Nous pouvons nier les avantages d’un déplacement en aéroplane, mais nous utilisons le chemin de fer et l’automobile ; nous pouvons peut-être ne pas aimer le métro, mais nous prenons volontiers le tramway ; nous pouvons ne pas admettre le cinéma parlant, mais nous apprécions le cinéma muet, etc.
Nous sommes enclins à idéaliser les anciennes époques culturelles qui ignoraient la machine, et cela est fort compréhensible dans notre vie contrefaite et écrasante. Mais nous oublions que la vie d’autrefois était liée à une terrible exploitation de l’homme et de l’animal, liée à l’asservissement et à l’esclavage ; nous oublions que la machine peut être un instrument de libération de cet état de servitude. Cette dualité du passé est admirablement exprimée dans la poésie de Pouchkine Le Village. Le grand poète y décrit le charme ineffable de la campagne russe, quand subitement il se souvient qu’il a comme contre-partie le servage des hommes et une effroyable iniquité.
Le problème de l’idéalisation du passé nous met en présence du paradoxe du temps : le passé tel qu’il nous séduit a été affranchi et purifié par notre imagination créatrice de tout ce qu’il comportait de laideur et d’injustice. Nous n’aimons à vrai dire que celui qui communie à l’éternité. Mais ce « passé » n’a jamais existé dans le passé, tout passé n’étant qu’une partie intégrante de notre présent. Il y avait dans le passé lui-même un autre présent qui comportait aussi de la laideur et de l’iniquité. Et cela nous prouve précisément qu’on ne peut aimer que l’éternel. Il n’y a donc pas de retour possible au passé et il est inutile d’y aspirer ; nous ne pouvons désirer que le retour au passé éternel, sans oublier qu’il n’est éternel et libéré des ténèbres que par l’acte créateur et transfigurant du souvenir.
Il est impossible de s’imaginer un retour à l’économie naturelle et à l’état patriarcal, au règne de l’économie agricole et de l’artisanat, comme le rêvait Ruskin. Cette possibilité n’est pas offerte à l’homme : il doit accomplir sa destinée. Les collectivités d’aujourd’hui, appelées à jouer leur rôle dans l’histoire, exigent de nouvelles formes d’organisation et une transformation incessante des instruments de production. Mais ce que nous appelons actuellement « l’ère technique » n’est pas non plus une ère éternelle. L’époque de son étrange domination sur l’âme humaine prendra fin ; ce ne sera pas par la négation de la technique, mais par la subordination de cette dernière à l’esprit.
L’homme ne peut pas rester rivé à la Terre ; il ne peut dépendre d’elle en toutes choses. Mais il ne peut pas davantage s’en détacher définitivement pour aller vivre dans l’espace… Il conservera un certain lien avec elle, comme il conservera l’économie agricole, sans laquelle il ne peut exister. Il n’est pas donné à l’homme de réintégrer le jardin du paradis avant la fin et la transfiguration du monde ; mais le souvenir et la nostalgie de l’Eden subsisteront, comme subsisteront toujours les reflets du paradis dans la nature, dans les jardins et les fleurs et dans l’art. Il faut voir dans ce lien intérieur, rattachant l’homme à l’âme de la nature, un autre aspect de ses relations avec elle. La suppression de ce lien par l’actualité technique défigure non seulement la nature, mais aussi l’homme.
On ne peut pas songer à l’avenir de l’humanité comme à quelque chose d’intégral. Il sera fait d’une multiplicité de contradictions. Nous connaîtrons de grandes réactions contre la technique et la machine, des retours à la nature originelle, mais tant que l’homme poursuivra son chemin terrestre, jamais la machine et la technique ne seront anéanties ».
III. Le véritable danger de la technique
p. 36 : « Quel est le danger le plus grave auquel la machine expose l’homme ? Nous ne pensons pas que ce soit celui qui menace l’esprit et la vie spirituelle. La machine et la technique portent atteinte à la vie psychique de l’homme et surtout à la vie émotionnelle et sentimentale. L’élément psycho-émotionnel est refoulé dans la civilisation contemporaine. Si l’on peut dire que l’ancienne culture mettait en péril le corps humain qu’elle négligeait, harassait et laissait s’étioler, il semble que la civilisation mécano-technique soit avait tout fatale à l’âme ».
p. 37 : « La machine assène des coups redoutables à la conception et à l’idéal humanistes de l’homme et de sa culture. Par sa nature même elle est anti-humaniste. La technique a une conception de la science diamétralement opposée à celle de l’humanisme et elle entre en conflit avec la conception qu’il a de l’intégralité humaine ».
p. 38-40 : « Lorsqu’on les compare à celles que la technique a placées entre les mains de l’homme, les armes du passé nous apparaissent être des jouets d’enfant. Et ceci nous frappe particulièrement quand nous considérons la technique de la guerre. […] Bientôt de paisibles savants pourront opérer des bouleversements non seulement d’ordre historique, mais aussi d’ordre cosmique. Une poignée d’hommes, ayant en sa possession le secret des inventions techniques, tiendra en mains le sort de toute l’humanité, éventualité que l’on peut aisément imaginer et que d’ailleurs Renan avait prévue.
Mais quand l’homme acquiert une puissance par laquelle il peut régir le monde et anéantir une partie de l’humanité ainsi que sa culture, alors tout dépend de son état spirituel et moral, des fins auxquelles il destine cette force, de l’esprit qui l’anime. Le problème de la technique devient donc en dernière instance un problème spirituel et religieux, dont la solution va décider du sort de l’humanité.
Les prodiges de la technique, dont nous ne devons jamais oublier la dualité, exigent une intensité spirituelle infiniment plus grande que celle des époques culturelles du passé. La spiritualité de l’homme ne peut plus garder un caractère organo-végétal. […] Les actes de l’héroïsme humain se transportent dans les sphères cosmiques. Mais la force exigée avant tout de l’homme est la force spirituelle qui l’empêchera d’être asservi à la technique et d’être anéanti par elle. Dans un certain sens, on peut dire que c’est là pour lui une question de vie ou de mort.
Parfois, une terrible utopie hante notre esprit. Il semble qu’il puisse venir un temps où les machines, ayant atteint la perfection, fonctionneraient par elles-mêmes et obtiendraient le rendement maximum ; les usines fabriqueraient des produits à une célérité vertigineuse ; les automobiles et les aéroplanes se disputeraient la vitesse ; la T.S.F. propagerait la musique dans tout l’Univers et reproduirait les discours des grands hommes défunts. Quant aux derniers humains, après s’être transformés eux-mêmes en machines, ils auraient disparu, à cause de leur inutilité. La nature serait alors soumise à la technique, et la nouvelle réalité créée par celle-ci resterait dans la vie cosmique. Mais il n’y aurait plus d’hommes, il n’y aurait plus de vie organique. Il dépend, en dernière instance, du degré de la force spirituelle en l’homme pour qu’il échappe à ce terrible destin ou qu’il ait à le subir. La puissance exclusive de la technique et de la machine nous entraîne précisément vers cette limite : au non-être dans la perfection technique.
Il est impossible de tolérer l’autonomie de la machine, de lui laisser une entière liberté d’action. Elle doit être subordonnée à l’esprit et aux valeurs spirituelles, comme d’ailleurs tout doit l’être dans la vie. Mais l’esprit humain ne viendra à bout de cette tâche grandiose que s’il ne reste pas isolé, que s’il ne compte pas sur lui-même comme unique point d’appui, que s’il s’unit à Dieu. Ce n’est qu’à cette condition que subsisteront en l’homme l’image et la ressemblance divines, c’est-à-dire que l’être humain subsistera. Là se manifeste l’opposition irréductible existant entre l’eschatologie chrétienne et l’eschatologie technique ».
IV. La technique et l’âme
p. 41 : « Dans notre ère de la machine l’ancienne forme de religion, à la fois conventionnelle, héréditaire et conditionnée par la société, disparaît de jour en jour. Le sujet religieux se modifie, il se sent moins lié aux traditions sociales, au mode d’existence végéto-organique. L’époque techno-mécanique exige un christianisme plus intérieur et spirituel, elle exige qu’il soit affranchi des hypnoses sociales. Il y a là un processus inévitable. Il est pour ainsi dire impossible de conserver dans notre monde moderne une forme de religion déterminée par des influences héréditaires, nationales, familiales et sociales. La vie religieuse devient plus personnelle, elle résulte d’une douloureuse expérience, elle est déterminée par l’esprit. Ce n’est pas là un individualisme religieux, car la communion dans l’Eglise n’est pas de nature sociale ».
Sous couleur de maîtriser la vitesse, la technique accélère le temps. Cela pose la question de savoir si l’homme saura ou non garder des instants pour la contemplation, contemplation de la beauté, de l’éternité et de la Divinité. Car l’âme humaine ne peut supporter cette invraisemblable rapidité de vie qu’exige la civilisation moderne et qui tend à faire de l’homme une machine.
p. 43 : « L’homme moderne essaie de se fortifier par le sport : il l’utilise pour lutter contre la régression anthropologique. Et l’on ne saurait nier la valeur positive du sport, qui nous ramène à l’attitude de la Grèce antique vis-à-vis du corps humain. Toutefois, s’il n’est pas subordonné à l’idée de l’intégralité humaine, il peut lui aussi dégénérer en une destruction de l’homme : il peut engendrer une difformité au lieu d’une harmonie ».
p. 43-44 : « La civilisation technique, par son principe même, est impersonnaliste. Elle exige de l’homme une activité, mais elle s’oppose à ce qu’il soit une personnalité. Aussi l’individualité consciente a-t-elle une peine extrême à maintenir ses droits. La personne est en toute chose l’opposé de la machine. Elle représente avant tout l’unité et l’intégralité dans la multiplicité des formes ; elle fixe d’elle-même ses propres fins ; elle ne consent pas à être transformée en partie constitutive, en moyen, en outil. Mais c’est précisément ce que la société exige : elle fait tout pour que l’homme cesse d’être une unité et une intégralité, et par conséquent une personnalité. Aussi sommes-nous au début d’un conflit entre la personne morale et la civilisation technique, entre l’homme et la machine. La machine est toujours impitoyable à l’égard de tout ce qui vit, de tout ce qui existe. Et c’est cette pitié qu’elle ignore qui limitera sa souveraineté dans la vie ».
p. 44-45 : « Le machinisme, qui triomphe dans la civilisation capitaliste, renverse avant tout la table des valeurs. Aussi est-ce limiter son pouvoir que de rétablir cette hiérarchie. Ce problème ne peut pas être résolu par un retour à l’ancienne structure psychique et à la réalité organique [1]. Toutefois, le caractère de la civilisation technique et les conséquences qui en dérivent pour l’homme sont insupportables non seulement pour la conscience chrétienne, mais pour la conscience humaine : ils sont incompatibles avec notre dignité humaine. Il y va du salut de l’image même de l’homme. L’être humain est appelé à perpétuer la Création : son œuvre est en quelque sorte celle du huitième jour. Il est destiné à être roi et maître de la Terre. Mais par un inexorable retour des choses, l’œuvre qu’il crée et à laquelle il est appelé, l’asservit et le défigure. L’homme du passé se considérait comme éternel ; or s’il comportait un élément éternel, il ne l’était pas par lui-même. Un nouvel homme doit surgir ; et la difficulté consiste bien moins à éclairer ses rapports avec celui qui le précéda qu’à définir son attitude à l’égard de l’homme éternel ».
En voulant substituer son image à celle de Dieu, le machinisme ne crée par un homme nouveau : il le détruit, ou plutôt il le remplace par un être différent, dont l’existence n’est déjà plus humaine. La machine, créée par l’homme peut faire surgir un être différent qui n’aura plus rien d’humain. En rompant définitivement avec l’éternité pour s’attacher exclusivement au monde nouveau qu’il doit maîtriser et dominer, l’homme nouveau se déshumanisera. Pour éviter cette pente fatale, l’homme devra manifester sa volonté active et créatrice, afin de subjuguer les forces irrationnelles et mortelles de la nature sans renoncer à établir un royaume du travail chrétiennement spiritualisé. Il devra pour cela combiner les forces conjointes de la science et de l’amour chrétien qui seules permettront de vaincre la mort et de rétablir la vie universelle. Mais ce sera à l’individu d’organiser la société, et pas à la société d’organiser l’homme.
p. 50 : « Des individus blessés par la machine affirment volontiers que celle-ci dénature l’homme, que c’est elle la grande coupable. Une semblable conception n’est pas compatible avec la dignité humaine. Ce n’est pas la machine créée par l’homme qui est responsable et c’est faire preuve de mauvaise foi que de rejeter sur elle tous les torts. C’est à l’homme qu’il faut s’en prendre de la terrible hégémonie du machinisme. Il a lui-même désagrégé son âme. Le problème doit être transposé de l’extérieur à l’intérieur. Le monde se déshumanise et la machine n’est qu’une projection de ce processus. […] La déshumanisation est un état de l’esprit humain : elle correspond à son attitude à l’égard de l’homme et de l’Univers. Tout nous ramène au problème religieux et philosophique de l’homme ».
p. 52-53 : « Au cours de sa destinée historique, toujours tragique d’ailleurs, l’homme passa par diverses phases. Au début, il fut l’esclave de la nature et il mena une lutte héroïque pour défendre son indépendance et sa liberté. Il créa la culture, les Etats, les unités nationales, les classes, mais il ne tarda pas à devenir leur esclave. Aujourd’hui il entre dans une ère nouvelle : il veut se rendre maître des forces sociales irrationnelles. Il crée une société organisée et utilise le progrès technique pour réglementer la vie et maîtriser définitivement la nature. Mais, par une monstrueuse perversion, il devient à nouveau l’esclave de ce qu’il élabore, esclave de cette machine que la société est devenue et en laquelle lui-même dégénère insensiblement.
Libérer l’homme, subjuguer l’esprit de la nature et celui de la société – ce triple problème revient sous des aspects toujours nouveaux et avec une urgence toujours croissante. Il ne peut être résolu que par une conscience qui placera l’homme au-dessus de la nature et de la société, qui placera l’âme humaine au-dessus de toutes les forces sociales et cosmiques qui devront lui être assujetties. Ce qui libérait l’homme doit être accepté, ce qui l’asservissait doit être rejeté. Cette vérité concernant l’homme, sa dignité et sa vocation, est inhérente au christianisme quoiqu’elle ne se soit pas suffisamment manifestée et qu’elle ait souvent été défigurée.
Le voie de la libération définitive de l’homme, de l’accomplissement de sa vocation, est la voie menant au royaume de Dieu, qui n’est pas seulement le royaume des cieux, mais aussi le royaume de la Terre et de l’Univers transfigurés ».
[1] L’ouvrage de Gina Lombroso, La rançon du machinisme, intéressant en lui-même, est imprégné d’une trop grande foi en la possibilité d’un retour aux formes de civilisation antérieures à la technique.