Jacques Ellul (1912-1994) : les horizons philosophiques de la technocritique

Après La technique ou l’enjeu du siècle (1954), Jacques Ellul publie Propagandes (1962), puis L’illusion politique (1965), dans lequel il décrit la politique comme une activité envahissante, à tendance autoritaire, mais aussi illusoire, puisque ce sont les techniciens qui opèrent en réalité les choix décisifs. Le citoyen moderne, explique Ellul, charge la politique d’organiser la société idéale car il est persuadé qu’elle peut résoudre tous ses problèmes. Mais si la politique est efficace en matière d’organisation bureaucratique, administrative et économique, elle ne permet pas en revanche de répondre aux besoins profonds de l’homme, en particulier le problème du sens de la vie et celui de la responsabilité devant la liberté. Parce qu’au fond nous ne voulons pas vraiment être libres et prendre les responsabilités qui sont les nôtres, nous demandons à l’Etat de nous donner ce que nous voulons. Autrement dit, puisque nous n’avons pas le courage d’assumer la question morale et éthique, c’est-à-dire de faire l’effort de chercher ce qu’est le vrai, le juste et le bien, nous chargeons l’administration de s’en occpuer pour nous. Ce faisant, l’homme devient le serviteur de l’Etat : il se déshumanise au profit « du plus froid des monstres froids ». Et malgré cela, la politique n’a pas, au bout du compte, le pouvoir de ses ambitions. Elle est illusoire.

L’Illusion politique constitue donc un jalon important dans le développement de la pensée d’Ellul, qui articule de manière générale une critique marxienne du capitalisme et une philosophie d’inspiration chrétienne pour questionner la technicité des sociétés modernes, pour décrire ses effets sur le gouvernement des hommes, ou encore pour poser le problème des rapports entre l’Etat et l’individu. Dans un second temps, nous essaierons de passer en revue ces différents thèmes, en particulier la critique ellulienne du capitalisme et de l’industrie modernes, son analyse des rapports entre révolution et liberté, ou encore sa dénonciation d’une rationalité totalitaire.

La parabole des aveugles. Tableau de Pieter Brueghel l’Ancien, 1568 (Musée National de Capodimonte, Naples) (©The Yorck Project, 2002 : 10.000 Meisterwerke der Malerei (DVD-ROM), distributed by DIRECTMEDIA Publishing GmbH).

I. L’illusion politique (1965)

Dès l’introduction, Ellul dénonce la politisation de la société moderne, qui consiste à tout penser en termes de politique, à tout remettre entre les mains de l’Etat et à faire appel à lui en toutes circonstances. Il regrette que nous ne puissions plus concevoir la société que dirigée par un Etat omniprésent et que nous soyons incapables de concevoir des limites à la fonction politique et au pouvoir étatique, comme si une société n’avait d’existence qu’à travers ses institutions. La liberté a reçu une définition politique et n’est reconnue que comme le fruit d’une constitution qui l’inscrit dans un régime politique. La femme elle-même ne devient une personne libre qu’à partir du moment où elle reçoit des droits politiques. Quant aux peuples colonisés, on dirait qu’ils n’accèdent à l’histoire que parce qu’ils entrent à l’ONU. Est-il donc trop simple de considérer qu’un individu devient libre à partir du moment où il échappe au pouvoir, et décide par lui-même du sens de sa vie et de ses œuvres ?

I. L’illusion politique (1965Dès l’introduction, Ellul dénonce la politisation de la société moderne, qui consiste à tout penser en termes de politique, à tout remettre entre les mains de l’Etat et à faire appel à lui en toutes circonstances. Il regrette que nous ne puissions plus concevoir la société que dirigée par un Etat omniprésent et que nous soyons incapables de concevoir des limites à la fonction politique et au pouvoir étatique, comme si une société n’avait d’existence qu’à travers ses institutions. La liberté a reçu une définition politique et n’est reconnue que comme le fruit d’une constitution qui l’inscrit dans un régime politique. La femme elle-même ne devient une personne libre qu’à partir du moment où elle reçoit des droits politiques. Quant aux peuples colonisés, on dirait qu’ils n’accèdent à l’histoire que parce qu’ils entrent à l’ONU. Est-il donc trop simple de considérer qu’un individu devient libre à partir du moment où il échappe au pouvoir, et décide par lui-même du sens de sa vie et de ses œuvres ?

En fait de politique, explique Ellul au début du chapitre Ier, elle n’existe qu’à partir du moment où existe un choix effectif entre une pluralité de solutions. Une décision politique doit donc contenir des choix concernant les fins et des choix concernant les moyens. La tâche du politique consiste justement à subordonner les moyens à des fins qu’il décide, même si les moyens conditionnent à leur tour le choix des fins vers lesquelles on peut tendre. De fait, toute décision politique nécessite une certaine durée, une certaine continuité, sans quoi elle n’aura aucune prise sur l’avenir. C’est donc la maîtrise de la durée qui conditionne en premier lieu la réussite d’une politique. Or l’une des thèses fortes de l’ouvrage est que les deux conditions fondamentales de la politique, qui sont la capacité d’opérer des choix effectifs et la possibilité de les inscrire dans la durée, ne peuvent plus être réunies. S’opposent en effet à son action deux tendances de fond qu’Ellul appelle le nécessaire et l’éphémère.

Le nécessaire, c’est ce qui contraint et limite les choix du politique. Dans les sociétés modernes, ce nécessaire c’est la poursuite du bonheur par la hausse du niveau de vie, l’augmentation des vacances et la répartition égale des biens matériels, qui sont des objectifs adoptés par tous, ou presque tous, dans une société ou une nation. Tous les gouvernements sont donc contraints d’offrir une amélioration des niveaux de vie de leurs citoyens. Par conséquent, l’efficacité économique et organisationnelle devient le seul critère de légitimité d’un gouvernement. Une autre contrainte vient du fait que si les gouvernements sont nationaux, la réalité de la politique est que chacun d’eux est inséré dans un bloc (OTAN, COMECON, Europe), ce qui leur interdit de prendre des décisions libres. Le corollaire de cette situation est que les véritables choix politiques dépendent des techniciens, ce qui amenuise grandement la fonction politique. En d’autres termes, les décisions qui engagent fondamentalement l’avenir sont du domaine technique. Elles ne seront plus prises en fonction d’un principe philosophique, d’une doctrine ou d’une idéologie politique, mais à partir de ce que les techniciens décrivent comme le plus utile, le plus efficace, le plus rationnel. L’homme politique évolue donc à l’intérieur du cadre tracé par les techniciens : la nécessité subordonne la décision politique à l’évaluation technique. L’URSS est ainsi engagée comme les Etats-Unis ou n’importe quel autre pays dans une voie de technicisation de la politique. Aucun changement politique ne peut modifier les conditions techniques, qu’il s’agisse de décisions relatives au pétrole, à la recherche atomique ou à l’électrification : aujourd’hui, ce sont les moyens techniques qui permettent de définir les fins. Ne reste donc aux politiques que la foule des microdécisions. Dans un monde dominé par l’adhésion au développement socio-économique et par l’inflation des moyens techniques, le débat idéologique n’a plus de place.

L’éphémère, c’est ce qui caractérise notre civilisation, tant dans la production d’objets (fabriqués pour un usage rapide) que dans l’information (dominée par les médias de communication de masse), ou encore en politique (conditionnée par l’actualité). Il n’y a ainsi d’opinion publique que pour les problèmes d’actualité, de sorte que la politique elle-même se trouve indissociablement liée à l’actualité. Mais le temps bref de cette actualité impose une conscience discontinue des événements et des problèmes : l’attention se disperse et l’appréhension du monde se réduit à quelques stéréotypes (démocratie, république, fascisme, justice sociale, égalité) qui ne sont d’aucune utilité pour interpréter et comprendre les événements. Le renouvellement incessant des stimuli hypnotise et tétanise le citoyen, qui n’a jamais le temps d’intégrer l’information dans une élaboration constante, de sorte qu’il finit par se rabattre sur les préjugés existants, qui durcissent les groupes sociaux. Il existe donc une opposition fondamentale entre l’actualité et la pensée politique. L’éditorial journalistique devient lui-même un substitut à la pensée politique, tandis que le citoyen se fixe sur de faux problèmes qui lui sont imposés par l’information.

En résumé, les décisions politiques fondamentales et durables sont dictées par la nécessité technique. L’actualité éphémère dicte les autres décisions, qui paraissent volontaires, mais sont futiles, peu efficaces et sans profondeur.

Ce n’est pas la loi morale, mais l’efficacité qui est la loi générale du politique, loi reconnue par tous. Même les espérances d’un socialisme restituant la pleine dimension de l’homme ont donné naissance à la dictature la plus technique et rigoureuse qui jamais été (chapitre 2). Les citoyens croient en effet que l’Etat est là pour résoudre tous les problèmes. Ils lui demandent une garantie totale et entière de leur existence privée et attendent de lui une prise en charge globale. Mais dans une civilisation tout entière tournée vers la poursuite du confort et l’élévation du niveau matériel de vie, comment l’individu peut-il accéder à l’autonomie spirituelle ? Comment les valeurs peuvent-elles prévaloir sur l’autonomie du politique dans un Etat dont les moyens et la puissance grandissent, et qui a par ailleurs le monopole de la violence ? L’éducation, loin d’aller dans le sens d’une autonomie spirituelle des individus, les resserre au contraire de plus en plus dans la nécessité d’une formation technique et d’une adaptation à la société moderne. Quant aux théories qui prétendent que la croissance des niveaux de vie aboutit à une démocratisation et à une limitation de l’Etat, elles sont illusoires. La technicisation rend en effet la politique indépendante de la morale : elle garantit l’autonomie du politique.

La conséquence à en tirer est que toute personne qui entend accomplir une vocation éthique doit maintenir une distance entre elle et les faits politiques. Si cette distance n’est pas maintenue, alors c’est l’absorption de la personne dans la politique et la réduction de sa sphère d’autonomie qui se produisent. L’organisme politique ne fonctionne en effet que comme une machine.

Il n’est donc plus possible de faire une politique sans l’appui de l’opinion. Or l’opinion est modelée par les faits mondiaux, ou plutôt par l’image qui en est donnée par les médias de communication de masse (chapitre 3). Un fait qui n’est pas reconnu par l’opinion publique n’a en effet pas d’existence politique. Qu’il soit vrai ou pas importe peu : il faut qu’il corresponde à un système de référence prédéterminé par l’opinion, et donc qu’il ait un pouvoir émotif. Par conséquent, la question ne se situe pas au niveau de la raison ou de la conscience lucide, car une émotion neutre et purement objective n’émeut pas l’opinion. Il faut que des valeurs soient en jeu et que le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur soit appeler à juger du fait. On peut même créer une opinion et un problème politique à partir d’un fait inexistant, car la connaissance du fait se résume à une question de foi. C’est à partir de ses préjugés qu’une personne accueille ou rejette telle ou telle information : les faits sont classés par le sujet à partir d’un schéma mental préétabli. L’univers politique est donc un univers psychologique avant tout, un univers d’images dans lequel sont traduits les faits réels ou imaginaires. Un fait n’est pas accepté parce qu’il correspond à la réalité, mais parce qu’il s’accorde avec nos préjugés. Les faits d’expérience eux-mêmes ne peuvent rien contre leur interprétation en termes d’images collectives. L’homme moderne vit en réalité dans un univers fictif. Seul un fait devenu un fait d’opinion peut donner naissance à un problème politique, à travers la création d’une opinion publique à son sujet. Car l’opinion publique n’existe pas en soi.

A partir du moment où l’opinion publique intervient, une question ne peut plus être repoussée : elle ne peut plus même recevoir de solution médiane et paisible. En effet, l’homme de la rue n’accepte pas d’être tenu à l’écart, de sorte que l’homme politique doit concevoir son action en fonction des faits tels que les connaît l’opinion publique et non pas tels qu’ils existent en réalité. D’ailleurs, l’opinion ne peut être correctement informée. La masse a besoin de retrouver dans l’action des gouvernants la logique qui lui est propre. Une mesure législative n’a de chances d’être appliquée que si elle rejoint un contexte d’opinion préalable. Une action politique doit donc être pensée en fonction des verres déformants que porte l’opinion, car les schémas d’interprétation ont plus de puissance que la réalité même. Un fait n’a jamais convaincu personne et n’a jamais modifié la vision du monde que l’on pouvait avoir.

Aujourd’hui, l’action politique doit donc être calculée non seulement en fonction de l’objectif que l’on veut atteindre dans les domaines économique, social, administratif ou militaire, mais aussi en fonction des possibilités de propagande qu’offre cet acte. La question que doit se poser l’homme politique est de savoir si son acte peut entrer dans l’univers mental de ses électeurs ou de ses administrés. Peu importe que son action soit vraiment utile, ce qui compte c’est son utilisation dans une perspective de propagande. L’homme politique, qui agit dans l’univers d’images de l’opinion, peut en effet lui aussi créer ou modifier ces images par les moyens d’information et de propagande dont il dispose. Mais il ne fait pas pour autant l’opinion, car celle-ci tient à ses stéréotypes et à ses préjugés. On ne peut donc gouverner contre l’opinion, ce qui fait que les hommes politiques ne peuvent plus s’attaquer aux questions réelles et ne détiennent plus les véritables pouvoirs. Le vrai détenteur des moyens d’action est en effet le propagandiste, qui est lui dans la situation du technicien décrit au chapitre 1er. Apparemment vecteur d’une liberté d’expression et d’information, il est en réalité au service d’intérêts politiques ou économiques en fonction desquels il formera l’opinion. C’est dans ces termes, et par rapport à cet univers d’images, que se développe l’illusion politique, qui est l’illusion de ceux qui croient pouvoir modifier la réalité par l’exercice d’un pouvoir spécifiquement politique.

Une illusion symétrique et inverse caractérise d’ailleurs ceux qui croient pouvoir maîtriser et contrôler l’Etat par la voie d’une participation au jeu politique (chapitre 4). L’Etat moderne est d’ailleurs et avant tout une machinerie de bureaux dotés d’un un personnel administratif sur lequel le personnel politique n’a que peu de prise. Cette machinerie est d’une complexité qui est à l’image de celle de la Nation, et de la multiplicité des tâches dont on charge l’Etat. La spécialisation des tâches, la division des fonctions cause la prolifération bureaucratique et fait que chaque secteur s’organise de manière à fonctionner bien et sans crise, mais sans se préoccuper de l’ensemble. En fait, la démocratie représentative se heurte au fonctionnement rationnel et impersonnel de l’administration lorsqu’elle ne sert pas qu’à avaliser les décisions élaborées par les experts et les groupes de pression. La représentativité est aussi mise en échec par la professionnalisation des politiques et par le filtrage des partis politiques, qui sélectionnent un personnel atypique par rapport à l’ensemble de la Nation. Le politicien de métier est en réalité un professionnel de la conquête et de la conservation du pouvoir, mais il est généralement incompétent pour les problèmes qu’il a à résoudre. Il doit donc s’en remettre à l’administration pour les questions techniques. Paradoxalement, il est là pour endosser la responsabilité d’actes et de décisions qu’il n’a pas vraiment prises. Et lorsqu’il cherche à améliorer les méthodes administratives, il ne fait qu’augmenter la spécificité de l’administration, son auto-fonctionnement, et diminuer par là même la capacité de décision du politique.

Le citoyen ne peut lui-même que se heurter à une administration sur laquelle il n’a aucun pouvoir, une administration qui ne peut avoir aucun égard pour son cas particulier puisqu’elle ne fait qu’exécuter des règles objectives. Même si les fonctionnaires sont très gentils, le citoyen ne pourra jamais contester la décision des bureaux car il ne peut remettre en cause les règles sur lesquelles elle se fonde. L’illusion est donc de croire que la bureaucratie peut être dominée par la démocratie. La politique spectacle peut bien donner une illusion sur les jeux de pouvoir, mais le mécanisme politique réel, celui qui conditionne le fonctionnement effectif de l’Etat, reste caché et parfaitement hors de contrôle.

 Certes, le citoyen conteste, discute et proteste, mais il n’assume rien (chapitre 5). Il délègue sa responsabilité à des partis, à des syndicats, à des associations qui font en définitive la même politique, car ils sont conditionnés par des éléments et des moyens qui n’ont rien à voir avec leurs doctrines. L’engagement dans un mouvement politique ou un parti est donc une démission de sa responsabilité individuelle, de sa liberté de jugement. C’est pourquoi ceux qui ont la plus forte conscience politique se refusent à entrer dans ces machines à fabriquer du conformisme. En réalité, la démocratie ne consiste pas à choisir entre des programmes, mais seulement entre des équipes dirigeantes. De plus, les partis, les syndicats et les mouvements sont peuplés de gens qui y font carrière et qui en bureaucratisent le fonctionnement. Ils sont donc séparés des militants de base et même de la profession qu’ils représentent. Quant à la décentralisation, dans laquelle certains voient une forme de démocratisation, il y a infiniment peu de chances qu’elle puisse s’effectuer dans les domaines essentiels que sont les finances, la justice, la police, les administrations scientifiques et techniques, ou même l’éducation. La notion d’administration populaire ou démocratique n’est donc qu’une formule sans aucun autre contenu qu’émotif.

En conclusion, lorsque la politique et la démocratie ne fonctionnent pas, c’est l’homme qui est attaqué (chapitre 8). En régime démocratique, il n’est certes pas contraint et écrasé par la violence, la police et les camps. Il est séduit et annexé par la raison, neutralisé et conformisé par la politique et attaqué non seulement dans son comportement, mais dans sa pensée et son cœur. La technicisation et la systématisation des institutions attaquent la démocratie pour la muter en un système mythique tout en détruisant sa réalité ; elles attaquent l’homme pour le conformiser et le ramener à n’être qu’une pièce du système. La condition préalable de la démocratie n’est donc plus la vertu des citoyens, mais la survie de leur for intérieur menacé par la politique. Un retour vers une démocratie réelle ne pourra donc se faire qu’en cessant d’intégrer l’homme au mécanisme technique et bureaucratique actuel. Cela passe aussi par une remise en cause des sciences de l’homme, qui l’emprisonnent dans des normes dites scientifiques pour le conformiser. Le psychologue, le sociologue prétendraient-ils être des surhommes pour traiter l’individu comme composante d’un vulgaire troupeau ? En considérant les terribles erreurs commises par les scientifiques et les techniciens dans les domaines biologiques et chimiques, nous ne pouvons pas être tranquilles sur les effets des interventions des spécialistes dans les domaines psychiques et sociaux, où les erreurs peuvent être encore plus graves et plus décisives !

Demander qu’on respecte cet être maladroit, mal adapté et médiocre qu’est l’homme, c’est réclamer un type de politique qui est l’exact inverse des mécanismes techniques, organisationnels et propagandistes décrits dans cet essai. Cela signifie abandonner l’idée, chère au 18e siècle, d’une démocratie conforme à la nature. En présence d’un phénomène politique inscrit dans le milieu technique, laisser faire la nature aboutit en effet à une forme de dictature institutionnelle d’autant plus insidieuse que l’on croit généralement que la démocratie est un produit naturel et nécessaire de l’Histoire. Il suffirait donc de la laisser suivre son cours pour s’installer paisiblement dans la démocratie. Mais à l’opposé de cette démission de toute responsabilité, la démocratie se fait en réalité chaque jour, par chaque citoyen : elle ne peut être que volonté, conquête et création face à l’automaticité des techniques et des organisations, face à la complexité croissante de l’économie et face à la rigueur toujours plus grande des structurations sociologiques. Elle est toujours à reprendre, à repenser et à reconstruire à mesure du conditionnement croissant des sociétés par le progrès.

En réalité, l’Histoire montre que la démocratie est déjà passée par deux phases qui sont maintenant dépassées et qu’il convient par conséquent d’en construire une troisième.

Au début, la démocratie était purement politique ou juridique. Il s’agissait de constitution, d’organisation du pouvoir central, de lois et de tribunaux, de règles et de principes, de séparation des pouvoirs et des droits de l’homme. Puis on s’est aperçu, avec Marx, que ces institutions étaient l’expression d’une certaine structure socio-économique et qu’il fallait aller au-delà pour établir la démocratie sociale et la démocratie économique. On s’est alors orienté vers l’égalisation des conditions, la diffusion du confort, la hausse des salaires les plus bas, la redistribution des revenus par l’Etat, l’institution de sécurités de tous ordres, la démocratisation de l’enseignement, la culture de masse, la diffusion des loisirs et la possibilité d’un habitat décent pour tous. Mais aujourd’hui, cette démocratie économique est elle-même dépassée ou insuffisante en raison de la croissance des techniques, de l’intervention des techniciens dans tous les domaines, de la structuration sociologique systématique et des procédés d’action psychologiques qui mettent l’homme moderne « en condition », de manière à l’empêcher de choisir ses orientations et d’assumer ses responsabilités. Or l’avènement de cette démocratie humaine suppose une remise en cause radicale de tout ce que nous appelons le progrès, de la même manière que l’établissement de la démocratie économique supposait la remise en cause de la démocratie politique d’inspiration bourgeoise ou libérale. Sans quoi se maintiendra, et se renforcera même, l’emprise des mécanismes d’adaptation, de conformisation et de structuration interne de l’homme moderne pour qu’il soit apte à jouer le rôle qu’exige le progrès et qu’il ne soit plus qu’un rouage d’une vaste machine sociale.

De la même manière que la démocratie juridique ne produit pas automatiquement la démocratie économique, il nous faut donc prendre conscience que la démocratie économique, qui consiste au fond à distribuer des objets pour satisfaire les besoins conformisés d’autres objets, ne conduit pas automatiquement à la démocratie humaine. En ce sens, le marxisme est lui-même dépassé, car une nouvelle forme d’aliénation a paru : la possession intérieure de l’homme par les pouvoirs étatiques et technocratiques. Cette aliénation fondamentale crée un faux-semblant de liberté, comme la démission collective systématisée crée un faux semblant de responsabilité, et la radicalisation et la massification de l’intégration créent un faux-semblant de personnalité. Or un citoyen qui n’est préoccupé que de sa sécurité, de la stabilité de sa vie et de l’accroissement de son bien-être ne trouvera nulle part la vertu nécessaire pour faire vivre une démocratie humaine. Il se contentera de réagir en consommateur, politiquement indifférent. S’il juge de tout à partir de l’efficacité, il sera nécessairement conduit vers des systèmes réglementaires et autoritaires, car la démocratie humaine n’est pas un régime efficace.

L’homme réellement démocratique ne résultera pas d’une conversion du citoyen à une idéologie politique. Cela ne peut résulter que d’un changement plus profond de sa conception de la vie, de ses présuppositions et de ses mythes. Il devra être un homme raisonnable et respectueux.

Etre raisonnable ne signifie nullement être rationaliste : cela signifie prendre parti pour le raisonnable, rejeter toutes les exaltations, l’appel à l’irrationnel, et récuser le sacré politico-social et ses mythes politiques ou économiques, y compris, la démocratie, le socialisme, la productivité et le progrès. L’homme raisonnable refusera l’adaptation totale au monde technicisé, le plus artificiel de tous ceux qui n’ont jamais existé.

Etre respectueux signifie avoir de la considération pour l’adversaire, qui est une condition nécessaire du dialogue, ce dialogue étant lui-même l’affirmation simultanée de la différence et de la commune mesure. Il convient d’ailleurs de refuser toute assimilation, toute adaptation et toute globalisation.

Dans tous les cas, il faut reconnaître que nous vivons dans un monde caractérisé par trois phénomènes :

1° La prodigieuse multiplication des moyens d’action, qui échappent à notre contrôle et qui en fait nous maîtrisent.

2° L’intensité de ces moyens d’action et leur présence immédiate et constante dans notre vie. Leur sollicitation continuelle fait primer l’action sur la pensée, la méditation, le choix et le jugement.

3° La prévalence des moyens sur les fins. A titre d’exemple, les moyens de contrainte sont devenus tels qu’on ne peut plus prétendre que grâce à eux on débouchera sur une liberté quelconque.

Par conséquent, un gouvernement qui multiplie les techniques d’organisation, de relations publiques et d’action psychologique, qui planifie l’économie et la vie sociale, qui bureaucratise toutes les activités, socialise la vie quotidienne et réduit le droit à une technique de contrôle social ne peut être qualifié de démocratique. A l’inverse, la quête de l’homme démocratique suppose la mise en question de nos lieux communs et des évidences sociales admises sans discussion, telles que : « la technique est neutre et maîtrisée par l’homme » ; « le progrès moral suit nécessairement le progrès matériel » ; « l’élévation du niveau de vie est un bien en soi » ; « l’histoire a un sens qu’il faut suivre » ; « tout est matière » ; « la nation est une valeur » ; etc.

II. Principaux thèmes de la pensée de Jacques Ellul

Source : article Wikipedia consacré à Jacques Ellul.

De la critique du capitalisme à la critique de la technique

En tant que sociologue marxien (plutôt que marxiste), Ellul s’attache moins à décrire les mécanismes du capitalisme que les raisons qui ont conduit les humains à ériger le travail en valeur suprême et à établir ainsi les fondements du productivisme. Il insiste sur le fait que ce n’est pas l’absence de moralité du patron qui engendre le profit et la plus-value, mais les mécanismes objectifs du capitalisme. Pour lui, le marxisme n’est qu’une idéologie et le communisme un système qui n’a pour idéal que l’accroissement de la production économique, ce qui le rapproche du capitalisme. Dans les deux systèmes, les impératifs de la production sociale suppriment toute liberté individuelle et l’homme ne reçoit pour idéal, ou pour contrepartie, que le confort et l’impératif de produire plus. Pour Ellul, la création de l’industrie lourde voulue par Lénine ne peut s’effectuer que par la capitalisation, en régime communiste comme en régime capitaliste : la seule différence, c’est que dans le cas du communisme, tout le profit revient à l’État, tandis que dans le cas du capitalisme, une part de ce profit enrichit des personnes privées.

Déjà au sein du mouvement personnaliste, Ellul avait ressenti qu’il y a des tendances extrêmement voisines dans la société soviétique et dans la société capitaliste, et qu’en les retroue au-delà des transformations économiques et des modalités politiques et juridiques. Cela concerne en particulier la nécessité de développer à tout prix l’industrie et les objets de type technique. Dans Changer de révolution (1982), il expliquera que le monde dirigeant de l’URSS, saisi par la fièvre technicienne, obéit donc aux mêmes lois que le monde dirigeant capitaliste : toujours plus d’efficacité, toujours plus de vitesse, toujours plus de puissance. Partant de là, sa critique s’étend à l’ensemble du socialisme et à toute forme d’étatisme : « L’État, quel que soit son adjectif qualificatif (républicain, démocratique, socialiste…), reste un complexe d’appareils bureaucratiques, de moyens de contraintes, et d’apparence de légitimation par une relation fictive au peuple ou au prolétariat ». Quant au capitalisme, qu’il soit privé ou étatique, il est tout entier focalisé sur l’optimisation de la croissance économique, et donc sur son appareil de production. C’est pourquoi il est entièrement déterminé par le développement de la technique.

En fait, nous sommes passés, pense Ellul, d’une société industrielle à une société technicienne. La technique doit donc jouer, dans l’analyse de la société du XXe siècle, le même rôle que le capital jouait dans l’analyse marxiste du système économique du XIXe siècle. C’est en effet la technique qui a permis la concentration de la production (usines), de l’Etat (administration), de la population (villes) et du capital, concentration qui est la première caractéristique de la société moderne. Dès les années 1930, Ellul pense que cette technique dépasse largement le machinisme : elle est désormais intégrée dans les consciences, dans les mentalités. Dans La technique ou l’enjeu du siècle (1954), il constate que la technique a cessé d’être ce qu’elle était depuis toujours, « un vaste ensemble de moyens assignés chacun à une fin » pour se muer en « milieu environnant à part entière » : elle est désormais un phénomène autonome, échappant ainsi de plus en plus au contrôle de l’homme et faisant peser sur lui un grand nombre de déterminations :

 « La technique est désormais un processus autonome : tout problème technique rencontré appelle une solution technique et quasiment l’ensemble des hommes participent à ce cycle incessant, sans discernement ».

La raison en est que la technique a été imperceptiblement sacralisée.

Dans Les nouveaux possédés (1973), Ellul explique pourquoi la marge de manœuvre des humains pour contrôler la technique est de plus en plus limitée. L’homme ne pouvant s’empêcher de sacraliser son environnement, ce n’est plus la nature qu’il sacralise mais ce par quoi il a l’a désacralisée, profanée et même polluée : la technique. La pollution de la planète est la concrétisation de la désacralisation de la nature par une technique elle-même sacralisée. Et les conséquences de ce transfert ne sont pas seulement environnementales, mais psychologiques : elles se traduisent par des comportements de dépendance à l’égard de la technique. Et cela d’autant plus que, se considérant comme adulte par rapport aux périodes du passé, l’homme moderne refuse d’admettre qu’il sacralise quoi que ce soit. Il y a donc une grande différence entre le scientisme, idéologie du progrès du XIXe siècle, et l’idéologie technicienne du XXe siècle : tandis que la première était formulée explicitement par ses « grands prêtres », tels Renan, la seconde s’exprime de façon universelle depuis les couches profondes de l’inconscient. Pour que cette idéologie puisse être identifiée, il importe que l’homme se reconnaisse comme sujet sacralisant, ce qui exige de lui un travail dialectique, dont la technique le détourne.

Dans Changer de révolution (1982), Ellul dit que l’homme n’est pas seulement aliéné par le travail, mais par les outils qu’il s’est lui-même forgés au fil du temps : « l’idéologie du travail n’est que l’expression primaire et préalable de l’idéologie technicienne ». Et c’est parce que ces outils cessent d’être uniquement des moyens pour se muer en finalités à part entière que l’homme est pieds et poings liés à leur utilité, ou « nécessité ». De sorte que « ce n’est plus le travail humain qui est créateur de valeur mais la technique ». Donc, nous ne sommes plus dans une société industrielle où le travail humain serait producteur de valeur en permettant aux machines de tourner, mais dans une société où c’est l’information qui permet aux machines de fonctionner sans intervention humaine grâce à l’automatisation et à l’informatisation. La technique, ne cessant de s’auto-accroître, en vient à substituer ses propres valeurs (le travail, l’utilité, l’efficacité, la croissance économique, le progrès…) à toutes celles du passé, qu’elles soient chrétiennes (amour du prochain), humanistes (morale) ou républicaines (liberté, égalité, fraternité). Ce n’est donc plus le capitalisme qui est le déterminant historique principal, mais la technique.

Propagande et politique

Dans Propagandes (1962), Ellul établit une distinction entre la propagande politique, pratiquée à des degrés divers par tous les régimes, et la propagande sociologique, qui résulte elle-même du développement des sociétés de masse. Au XXe siècle, en effet, la plupart des humains sont les propagateurs inconscients d’une nouvelle idéologie : l’idéologie technicienne. Ils s’obstinent à croire en effet que la technique est un phénomène neutre et que tout dépend de l’usage qu’ils en font, alors qu’en l’absence de toute posture critique à son égard, elle est devenue leur nouveau milieu. Cette propagande sociologique en faveur de la technique résulte de la démocratisation des techniques d’information, qui place les individus au cœur d’un jeu d’influences multiples et rend de plus en plus floue la distinctions entre information et propagande, et aussi entre « propagandistes » et « propagandés ».

Cette approche de la propagande se démarque radicalement du schéma opposant frontalement dominants et dominés développé par exemple par Noam Chomsky : elle s’inscrit dans une réflexion sur l’aliénation qui n’est pas sans rappeler le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie (1576) : si l’homme se trouve dans une situation de subordination, c’est aussi parce que de manière inconsciente, il refuse d’assumer certaines responsabilités. Sa liberté lui étant au fond insupportable, il préfère s’inventer mille prétextes afin de s’en détourner plutôt que de la vivre pleinement. Or la sacralisation de la technique, qui est une idéologie, procède de la notion contemporaine de fuite de soi.

Dans L’Illusion politique (1965), Ellul explique que la sacralisation de la technique relève de l’idéologie inconsciente, de sorte que tant qu’on ne l’aura pas remise en cause, « croire que l’on modifiera quoi que ce soit par la voie institutionnelle est illusoire ». La politique, dans son ensemble, est elle-même une gigantesque illusion, car ce qui importe fondamentalement, c’est que les hommes, dans leur singularité, revoient chacun leur façon de penser le monde. Là encore, Ellul privilégie le concept d’aliénation à celui de domination. Sa pensée rejoint, et précède à cet égard, celle de deux de ses contemporains, Guy Debord à propos de la société du spectacle et Jean Baudrillard à propos du simulacre.

Puisque c’est la technique qui domine le monde, il est vain de déblatérer contre le capitalisme. La technique ne se résume d’ailleurs plus au seul machinisme, car c’est bien plus que cela. Ainsi l’appareil d’État tout entier fonctionne de manière technique, mû par la loi de l’efficacité, qui n’a rien à voir avec les valeurs : cette loi est même capable de diluer le but fixé par le politique dans un appareil bureaucratique dont l’action n’a bientôt plus de sens.

Révolution et liberté

Ellul a consacré trois ouvrages au thème de la Révolution: Autopsie de la révolution (1969),  De la révolution aux révoltes (1972) et  Changer de révolution. L’inéluctable prolétariat (1982). Sa conception de la Révolution est personnaliste, c’est-à-dire qu’elle doit commencer à l’intérieur de chaque individu par une transformation de la façon de juger et d’agir. On ne peut être révolutionnaire sans changer de vie : les discours ne suffisent pas. Même si elle ne se réduit pas non plus à l’application d’une morale individuelle, la Révolution n’est donc pas un mouvement de masse : elle se révèle dans les actes personnels et répétés au quotidien. Elle n’est pas non plus une simple révolte.

La révolte part en effet du sentiment de vivre une situation intolérable, avec une absence de perspective qui fait que le futur ne peut être que l’aggravation d’un présent dont on ne veut plus. D’où la révolte, acte désespéré qui inclut la désignation d’un ennemi et une accusation portée contre lui. La Révolution au contraire s’appuie sur une doctrine et elle cherche à s’appliquer au réel. Elle n’a rien de désespéré et cherche d’ailleurs à s’institutionnaliser en suivant une méthode ; elle vise toujours un certain ordre, qui est la constitution étatique.

Mais le destin récurrent de la Révolution c’est la prise en charge d’une aspiration populaire par une classe dominante qui, au passage, n’oublie pas ses propres intérêts et qui, ce faisant, finit toujours par trahir l’impulsion populaire initiale. Ainsi, le mouvement de l’histoire ne précipite pas la chute de l’État mais le renforce au contraire. C’est ainsi que toutes les révolutions ont contribué à rendre l’État plus totalitaire. Par conséquent, croire que l’on modifiera quoi que ce soit par la voie institutionnelle est illusoire.

L’humanité en arrive ainsi à une situation paroxystique : d’une part, une révolution reste absolument nécessaire pour contrer l’ordre technicien et marchand ; d’autre part, elle est rigoureusement impossible sous sa forme classique. La seule solution pour que la révolte ne soit pas instrumentalisée par une classe et ainsi détournée de son but premier, c’est une remise en cause radicale de l’État. Ellul ne conteste pourtant pas le principe d’une politique redistributive des richesses, mais il fustige l’État, monstre froid, en raison de son gigantisme et de son centralisme, qui réduisent l’individu à n’être qu’un élément impuissant et non un « acteur », comme cet individu aimerait le croire.           

Contrairement à ce qu’ils ne cessent de clamer, les hommes n’aiment pas la liberté car elle les engage à la responsabilité, posture à laquelle ils préfèrent de loin le bénéfice du confort matériel. Toutes les déclarations relatives à la liberté dans les sociétés modernes ne sont donc que des discours de justification à la gloire de l’individu au détriment des liens communautaires, qui sont fortement dévalués. Mais quel est cet individu ? Les Lumières l’ont conçu comme un être autonome, rationnel, affranchi de toute pensée religieuse comme de tout préjugé, et parvenu de ce fait à une forme de maturité. En réalité, explique Ellul dans Les nouveaux possédés, ce concept est apparu dans une société qui s’est massifiée, où il ne sert qu’à masquer et à compenser les complexes qu’elle génère immanquablement. L’erreur première de ceux qui croient à un monde peuplé d’hommes adultes prenant en main leur destin est d’avoir une vue purement intellectuelle de l’homme. Or être non-religieux n’est pas seulement une affaire d’intelligence, de connaissance, de pragmatisme ou de méthode : c’est une affaire de vertu, d’héroïsme et de grandeur d’âme. Il faut une ascèse singulière pour être non-religieux. En réalité, cet homme qui se prétend moderne ne fait rien d’autre que mythifier la science, sacraliser la technique et l’État, et élever la politique au rang de « religion séculière ».

Ellul associe ces réflexes au fait que « l’homme n’est pas du tout passionné par la liberté, comme il le prétend. La liberté n’est pas chez lui un besoin inhérent. Beaucoup plus constants et profonds sont ses besoins de sécurité, de conformité, d’adaptation, de bonheur, d’économie d’efforts, de sorte qu’il est prêt à sacrifier sa liberté pour satisfaire ces besoins. Certes, il ne peut pas supporter une oppression directe, mais qu’est ce que cela signifie ? Qu’être gouverné de façon autoritaire lui est intolérable, non pas parce qu’il est un homme libre, mais parce qu’il désire commander et exercer son autorité sur autrui. L’homme a bien plus peur de la liberté authentique qu’il ne la désire (Ethique de la liberté).

En fait, plus notre civilisation devient complexe, plus il se produit une intériorisation des déterminations. Celles-ci sont de moins en moins visibles, externes, contraignantes, choquantes. Elles deviennent bénévoles et insidieuses, et se présentent même pour du bonheur. Si bien que leur poids n’est pas ressenti comme tel et qu’elles sont acceptées comme des évidences. Ainsi justifiée, notre aliénation devient quasiment indolore. La sacralisation de la technique par l’homme ne se définit donc pas autrement que comme l’intériorisation et l’acceptation des contraintes que celle-ci exerce sur lui, inconsciemment.

Ce qu’on appelle le plus souvent liberté n’est en fait qu’un prétexte que l’on se donne pour suivre ses penchants naturels. En son nom, on peut tout faire, aussi bien une chose et son contraire ! À l’opposé, la vraie liberté est la marque de l’unité de la personne, de sa cohérence, de sa continuité, de sa fidélité à autrui. Elle s’incarne dans la durée. La liberté-prétexte est le fondement de toute notre société : c’est celle du libéralisme économique, qui autorise le plus fort à écraser autrui, et celle du libéralisme politique, qui permet à la classe bourgeoise de justifier sa domination sur la classe ouvrière.

Rationalité et transcendance

Ellul considère que sous l’effet de la technique, le mode de pensée occidental est devenu de plus en plus exclusif. Non seulement l’intellectuel du XXe siècle se voit sommé de choisir entre la science et la foi mais, entre les deux, il choisira de préférence la science car celle-ci est par nature discriminante (Les nouveaux possédés). Or, ce mode de pensée finit par avoir deux effets, l’un psychologique et l’autre sociologique. Sur le plan psychologique, il « divise » l’homme, le coupe de ses instincts et l’expose à un conflit permanent avec lui-même. Sur le plan sociologique, ce principe conduit à une situation où il n’y a plus de mystère, par conséquent où il n’y a plus de débat possible : « le conformisme est le totalitarisme de demain », conclut Ellul en 1993, quelques mois avant de s’éteindre. Selon lui, la préférence de l’homme pour la liberté-prétexte sur la liberté réelle fait craindre le développement du conformisme comme une nouvelle forme de totalitarisme pour le XXIe siècle.

Ellul se demande en fin de compte comment remédier aux contraintes que la technique fait peser sur l’homme, contrainte que son acceptation spontanée rend en partie inconsciente :

« Si la technique est totalisante, c’est-à-dire si le système technicien est capable d’intégrer tous les phénomènes nouveaux au fur et à mesure qu’ils se présentent, si la technique est récupératrice, c’est-à-dire si tous les mouvements révolutionnaires sont finalement récupérés par elle, qu’est-ce qui peut bien lui échapper ? D’un point de vue humain, rien. Il faut donc une forme de transcendance » (Entretiens, 1979, p. 148).

Il fait alors appel à sa propre expérience :

« Je ne veux pas dire que Dieu interviendra directement sur la technique, comme à la Tour de Babel, pour la faire échouer. Mais c’est avec l’appui de la révélation du Dieu biblique que l’homme peut retrouver une lucidité, un courage et une espérance qui lui permettent d’intervenir sur la technique. Sans cela, il ne peut que se laisser aller au désespoir » (Entretiens, 1981, p. X).

Ellul en appelle donc à une dialectique entre le rationnel et l’irrationnel, remettant ainsi en cause un principe fondamental de la modernité depuis l’humanisme, qui est de centrer la réflexion philosophique sur l’exercice du seul entendement. Pour lui en effet, l’aliénation vient moins de la technique que du sacré transféré à la technique. Mais il n’explique pas comment il entend remédier à cette sacralisation, afin de ne pas se substituer à la responsabilité de son lecteur.