Ernst Friedrich Schumacher (1911-1977): le monde moderne et ses ressources

            Statisticien et économiste allemand installé en Angleterre, E.F. Schumacher reste surtout connu pour sa défense de techniques décentralisées et à taille humaine, autrement dit pour la notion d’« intermediate technology » qu’il a développée dans Small is Beautiful (1973) et qui préfigure le concept de « low tech ».

Après des études en économie en Allemagne, en Angleterre et aux Etats-Unis, Schumacher s’est d’abord établi comme banquier à Berlin vers le milieu des années 1930, puis se réfugia en Angleterre en 1937,où il devint consultant en investissements. Interné comme ennemi de l’intérieur en 1939, il prit en mains l’organisation de la distribution du ravitaillement aux prisonniers. Libéré après deux ans de captivité, il attira l’attention de Keynes par un article sur le « Multilateral Clearing » (1943), dans lequel il défendait des thèses sur le partage social. Néanmoins, son idée que la croissance économique doit nécessairement aboutir à une impasse finit par le brouiller avec le célèbre économiste.

Après la guerre, Schumacher devient éditorialiste économique au Times,conseiller économique auprès de l’Allied Control Commision (chargée de la reconstruction économique de l’Allemagne),puis en 1950 économiste en chef du National Coal Board, un poste qu’il gardera jusqu’en 1970. Il plaide alors pour l’utilisation du charbon comme source principale d’énergie, car il considère l’énergie nucléaire comme dangereuse tandis que le pétrole lui apparaît comme une ressource limitée, située dans des pays instables, et donc chère à brève échéance. Il est également conseiller économique auprès de l’ONU et auprès du gouvernement de Birmanie (1955), ce qui lui inspirera un essai sur l’économie bouddhiste. Il en a retenu l’idée qu’un bon travail est essentiel pour un juste développement humain et que « la production de ressources locales pour les besoins locaux est la voie la plus rationnelle pour l’économie ». Il voyage ensuite dans de nombreux pays du Tiers Monde,auxquels il recommande de développer des économies autonomes.

            En 1971, Schumacher se convertit à la foi catholique. Après 1973, le succès de Small is Beautiful, où il plaide pour l’usage de techniques conviviales (« user friendly »), décentralisées et écologiques, fait de lui un conférencier très recherché, notamment aux Etats-Unis. En 1977, il publie A Guide for the Perplexed où il renouvelle sa critique du matérialisme scientiste et explore la nature et l’organisation du savoir occidental. Il décède d’une crise cardiaque dans le train Genève-Lausanne au cours d’une tournée de conférences.

Schumacher a été influencé tout au long de sa vie par son maître Leopold Kohr (qui fut le véritable inventeur de la formule « Small is beautiful »), par John Ruskin et avant tout par Gandhi, dont le concept d’économie de la permanence faisait à ses yeux le plus grand économiste populaire, capable de réconcilier la pensée économique avec la spiritualité. Sa propre conception de techniques à taille humaine (« user friendly ») annonce la notion de « convivialité » chère à Ivan Illich.

Quelques exemples de « techniques intermédiaires ».

Small is Beautiful: A Study of Economics as If People Mattered (1973). Sections I et II

Traduction française: Small is beautiful. Une société à la mesure de l’homme (1979).

Dans les deux premières parties de ce livre qui en comporte quatre ,Schumacher développe une sorte de réquisitoire contre la pensée économique classique, qui sacrifie à la production de biens matériels les aspirations humaines à une vie chargée de sens, et contribue par ailleurs à la destruction de l’environnement naturel et à l’épuisement des ressources énergétiques. Il voit dans la perte de toute métaphysique, de toute transcendance et dans la relativisation de l’éthique,l’origine première des maux d’une société occidentale qui fait systématiquement prévaloir les moyens sur les fins. Par conséquent, ce ne sont pas sur ces valeurs occidentales, totalement inféodées aux objectifs du capitalisme et au projet thermo-industriel, qu’il faut s’appuyer pour sauver notre maison Terre, mais sur une philosophie qui ferait une place aux limites de la biosphère, au respect des équilibres naturels et même à la beauté. Fondée sur un système technologique démesuré à force de croissance auto-entretenue, l’économie classique aboutit à une production industrielle exponentielle, violente, destructrice de ressources et néanmoins inefficace. C’est pourquoi il convient de lui substituer une économie respectueuse de l’homme et de la vie sous toutes ses formes. D’où l’appel à une économie qui s’orienterait vers des technologies intermédiaires, respectueuses des limites à ne pas dépasser.

I. Le monde moderne

 1. Le problème de la production

            Tous les économistes s’accordent à penser que le problème de la production est résolu, au moins dans les pays riches,et que pour les pays pauvres, il suffira de procéder à un transfert de technologie. Cette illusion d’un pouvoir illimité sur la nature, nourrie par les étonnants progrès des sciences et des techniques, est basée sur l’incapacité à distinguer entre le revenu et le capital là où cette distinction importe le plus : sur le vaisseau Terre. Partout ailleurs, aucun homme d’affaires n’accepterait de considérer comme viable une entreprise qui consommerait rapidement son capital. Or le capital fourni par la nature est infiniment supérieur à celui produit par l’homme, que ce soit celui fourni parle travail (selon Marx) ou par le savoir-faire scientifique et technique.

            Dans ce capital naturel figurent en premier lieu les combustibles fossiles, que l’on traite comme un revenu et non comme un capital, ce qui permet de les gaspiller. Or ce capital devrait être investi dans le développement de méthodes de production et de styles de vie qui ne dépendent pas d’eux, ou si peu. En effet, les combustibles fossiles ne sont pas faits de main d’homme : une fois qu’ils seront consommés, ce sera pour toujours.

            Or ce gaspillage des ressources naturelles, qui a augmenté de façon exponentielle depuis 1945, menace la civilisation, et même la vie. Et augmenter la croissance économique pour payer le surcoût économique engendré par la pollution, et donc maintenir la« qualité de vie », ne répond pas au problème, et ne fait même en un sens que l’augmenter. Ceci n’empêche pas bien entendu que l’accumulation dans la nature de substances toxiques et non dégradables ne soit un problème en soi. C’est un autre aspect du gaspillage de notre capital nature, rendu supportable par l’existence de marge de tolérance fournies par la nature. On peut aussi envisager de remplacer le pétrole et le charbon par l’énergie nucléaire, ce qui consisterait à remplacer un problème par un autre, dont les dangers ne sont pas moindres. Même l’élimination des déchets nucléaires, à supposer qu’elle soit possible un jour, sera consommatrice en ressources, donc en capital.

            Il faut donc envisager un nouveau style de vie, un style de vie durable, fondé sur de nouvelles méthodes de production et de consommation. En agriculture, on peut développer des méthodes biologiquement saines, qui rendent les sols fertiles et donnent des produits sains, beaux et durables. Dans l’industrie, on peut développer des techniques à petite échelle, non-violentes, qui permettent à chacun de travailler avec plaisir, et pas seulement pour une paie. Partout, on peut développer des partenariats entre direction et ouvriers, et des formes de co-propriété. Il nous faut apprendre à vivre en paix avec la nature. On ne s’en tirera pas en changeant de système politique ou en effectuant des ajustements à la marge.

2. La paix et la permanence

Une autre idée dominante en Occident est que la prospérité universelle amène la paix. Comme la science et la technologie nous amènent à la prospérité, la question de l’éthique ne se pose plus : les pauvres doivent seulement attendre leur tour et les riches doivent seulement les aider en attendant. Keynes lui-même croyait qu’un jour tout le monde serait riche. Mais où se situe la limite de la satiété ? Est-ce tout simplement l’abondance des ressources, et en particulier du pétrole ? Sachant qu’en 1966, les pays pauvres (soit 70% du monde) en consomment 14 fois moins que les pays riches, que se passera-t-il lorsque tout le monde en consommera autant, c’est-à-dire trois fois plus à population constante ? Or on s’attend à ce que la population double d’ici l’an 2000 et que la consommation de pétrole quadruple à cette même date. Avec un accroissement des 2/3 pour les riches et d’1/3 pour les pauvres… Conclusion : les riches sont en train d’épuiser les ressources en pétrole bon marché du monde en raison de leur croissance économique continue. Est-ce cela une politique de paix ? En fait, la distribution inégale de cette ressource est un sujet de conflits potentiels.

La découverte de nouveaux gisements, ou la mise au point de nouvelles ressources, ne feront que déplacer le problème, tout en ayant de graves conséquences sur l’environnement. Schumacher évoque à ce propos les problèmes du réchauffement climatique, ou les dangers des déchets nucléaires : on a donc le choix ! Autrement dit, la croissance économique, qui n’a pas de limites lorsqu’on la considère du point de vue de l’économie, de la physique, de la chimie ou de la technologie, aboutit nécessairement à une impasse (« a bottleneck ») du point de vue des sciences de l’environnement. Dans un monde limité, une croissance matérielle illimitée n’a tout simplement pas de sens. Barry Commoner a montré que les problèmes environnementaux résultent moins d’accidents de parcours que des succès technologiques eux-mêmes, et que la solution d’un problème est généralement le point de départ d’un autre problème plus complexe encore.

Le point de vue optimiste selon lequel la science trouvera une solution n’a donc de sens que si l’on change la direction de la recherche scientifique. L’idée d’une croissance économique illimitée bute en effet sur deux écueils : 1° la quantité de ressources disponibles sur Terre ; 2° la capacité de l’environnement à supporter les interférences qui lui sont imposées.

Sur le plan des valeurs, l’économie moderne repose sur les valeurs d’envie et de cupidité, qui menacent à long terme la notion même d’intelligence. La croissance du PNB est d’ailleurs plus perceptible par les économistes que par les populations, qui se sentent de plus en plus oppressées par leurs frustrations, leur aliénation et leur sentiment d’insécurité. D’où une envie grandissante de non-coopération et de fuite qui finira par stopper la croissance du PNB. On aura beau pester contre des gens qui ne savent pas où réside leurs véritables intérêts, on ne les empêchera pas de penser que cet intérêt réside ailleurs que dans la croissance du PNB. On ne pourra y remédier en augmentant l’usage de la science et de la technologie ou en intensifiant l’usage de l’appareil répressif.

Conclusion : une prospérité universelle fondée sur des valeurs d’envie et de cupidité ne peut constituer le fondement d’une société pacifiée. Même les riches ne s’y sentiront jamais en sécurité, car leur captage des ressource se fera au détriment de la prospérité du plus grand nombre. Seule la sagesse universelle peut amener la paix. On ne peut donc faire l’économie des questions morales et spirituelles. Et le concept central de la sagesse est la durabilité ou la permanence (« permanence »). Il faut donc établir une économie de la durabilité plutôt qu’une économie prédatrice. Comme l’affirme Gandhi, la Terre peut satisfaire les besoins de chacun, mais pas toutes ses envies. Les solutions techniques qui empoisonnent l’environnement et dégradent la structure sociale ne constituent pas des solutions, quelles que soient leur conception ou leur séduction apparente. La sagesse réclame une réorientation de la science et de la technique vers le doux, le non-violent, l’élégant et le beau.

Cela plaide pour une révolution technologique et pour la mise au point d’outils et de procédés qui soient :

  • Suffisamment bon marché pour être accessibles à tous, car on n’a pas besoin de machines qui augmentent le pouvoir de quelques-uns ; on a besoin d’accès à la propriété des moyens de production, et de déconcentration de l’économie et de la population. L’investissement pour l’équipement d’un poste de travail ne devait pas dépasser le salaire annuel du travailleur, sans quoi on risque la concentration des richesses et du pouvoir, un chômage structurel, une concentration urbaine excessive, une frustration et une aliénation criminogènes.
  • Utilisables pour des applications à petite échelle, qui soient moins nocives pour l’environnement et ne produisent pas de catastrophes à grande échelle. On a besoin de personnes qui se sentent responsables de leur coin de Terre et n’en gaspillent pas les ressources.
  • Compatibles avec le besoin humain de créativité. Que deviennent en effet la liberté et l’âme humaines si le travail se réduit à une activité mécanique ? Tout réduire à la question du niveau de vie est une insulte faite à la nature humaine et à sa dimension spirituelle. La consommation et les loisirs ne compensant pas les dommages provoqués par la déshumanisation du travail. L’infini ne peut exister que dans le domaine spirituel, jamais dans le monde matériel.

Pour désarmer l’envie et la cupidité, il faut d’abord résister à la tentation de transformer nos produits de luxe en besoins, cesser d’admirer ce « progrès » économique qui n’en est pas un et soutenir activement ceux qui défendent la vie sauvage, l’écologie, l’agriculture biologique, la production de proximité, etc.

3. Le rôle de l’économie

            L’influence des économistes sur les politiques gouvernementales et sur l’orientation de nos activités est énorme, car ce sont eux qui déterminent ce qui est économique et ce qui ne l’est pas. La performance économique et la croissance économique constituent en effet l’obsession de nos sociétés modernes. Et tout ce qui gêne la croissance économique doit impérativement être réformé. Le critère d’une activité économiquement saine est sa capacité à générer du profit. C’est évidemment une vision très fragmentaire, qui ignore toute considération morale, politique ou esthétique, dimensions qui font aussi partie d’une existence humaine normale. Les dommages créés à ce niveau par une activité économique ne sont pas pris en compte. De plus, la pensée économique privilégie le court terme sur le long terme, et elle néglige l’environnement naturel, qui peut être exploité gratuitement. La dépendance de l’homme envers son environnement naturel est ignorée purement et simplement.

            L’économie de marché favorise l’acheteur, qui recherche les meilleures offres sans se préoccuper des conditions de production des biens qu’il achète. Le marché ne représente donc la société qu’à la surface et à un moment donné. Il institutionnalise l’individualisme et l’irresponsabilité. Il incite même à faire un usage maximal de cette irresponsabilité envers la société.

            La croissance du PNB ne prend pas en compte ce qui croît (les hôpitaux ou les accidents), ni à qui cela profite.Elle ne peut non plus être indéfinie dans un univers fini. Elle ne prend pas en compte les différences qualitatives, par exemple entre biens primaires et secondaires (qui nécessitent ou non une transformation, et donc de l’énergie), entre biens primaires renouvelables et non-renouvelables, ou entre produits manufacturés et services. Le marché ignore ces distinctions fondamentales. Il propose juste un prix pour tous ces biens, qui ne prend en compte que le taux de profit qui peut être généré par ces différents types de biens, qui sont en réalité incommensurables. En réalité, l’économie classique ne prend en compte que la production de biens manufacturés. Le cadre de vie naturel (aire, eau, sol) n’apparaît jamais dans les calculs du prix.

            En privilégiant les moyens sur les fins, les économistes modernes ont privé l’humanité de la possibilité de choisir ses fins. La poursuite du vol supersonique et de la conquête spatiale ne répondent pas à des fins réfléchies, mais simplement à la disponibilité des moyens techniques nécessaires pour le faire. C’est pourquoi il faut développer une pensée méta-économique, dont l’enseignement du bouddhisme peut donner une idée.

4. L’économie bouddhiste

            Les économistes modernes pensent généralement qu’il y a une science de vérités absolues et invariables, libre de tous présupposés, comme s’il y avait des lois de l’économie aussi certaines que la loi de la gravitation universelle. Le matérialisme occidental constitue pourtant un présupposé, qui devient évident si on le compare à l’économie bouddhiste qui repose sur la notion de droit de subsistance et sur l’absence d’opposition entre bien-être matériel et valeurs spirituelles. L’exemple du travail l’illustre parfaitement. En économie moderne, le travail est une charge du point de vue de l’employeur, qui cherche donc à la réduire au besoin par l’automation ; il est un sacrifice du point de vue de l’employé, qui y consent en échange d’un salaire. L’idéal de l’employeur est donc une production sans employés, alors que celui de l’employé est un revenu sans travail. En économie bouddhiste, le travail remplit trois fonctions : 1° donner à chacun la possibilité d’utiliser et de développer ses facultés ; 2° lui permettre de surmonter son égoïsme en travaillant avec d’autres personnes ; 3° produire les biens et les services nécessaires à l’existence. Dans cette perspective, un travail absurde, abrutissant ou tout simplement ennuyeux devient presque criminel, car il témoignerait d’un manque de compassion et d’un intérêt plus grand pour les choses que pour les hommes. De même, séparer le travail et le loisir n’aurait aucun sens car cela risquerait de détruire le plaisir du travail et la félicité du loisir.

            En conséquence, l’économie bouddhiste distingue deux genres de mécanisation : l’outil et la machine. Le premier augmente l’adresse et la puissance de l’homme, la seconde en fait un esclave. Le métier à tisser traditionnel (« carpet loom ») est un outil alors que le métier à vapeur (« power loom ») est une machine qui détruit la contribution humaine à la production, et donc la culture de l’artisan. Le but de l’économie bouddhiste n’est donc pas la multiplication des désirs mais la purification du caractère de l’homme.

            Pour un économiste moderne, le seul critère de succès est la quantité totale de biens produits par unité de temps, ce qui autorise le chômage d’une partie des travailleurs. Pour un économiste bouddhiste, cela revient à placer les choses au-dessus des gens et la consommation au-dessus de l’activité créative. En économie bouddhiste, la maximisation de la production et de l’emploi n’a aucun sens : ce qui compte, c’est que chaque personne qui a besoin d’un travail salarié en ait un, mais il n’y a aucune raison de pousser tout le monde, en particulier les femmes, à travailler dans des usines ou à l’extérieur du foyer. Les déplacements professionnels ne sont pas un plus, mais un moins. Il en va de même pour la consommation de ressources naturelles, car il faut établir une distinction entre les ressources renouvelables et celles qui ne le sont pas.

            On peut d’ailleurs s’interroger sur les résultats de la modernisation matérialiste, qui aboutit à la destruction de l’économie rurale, à la croissance d’un prolétariat privé de valeurs spirituelles et à l’extension du chômage. Critiquer cette économie moderne ne signifie pas se condamner à l’immobilité, mais trouver la voie d’un développement plus harmonieux.

5. Une question de taille ou de dimension (« A Question of Size »)

On croit généralement que la prospérité est fonction de la taille. Mais les pays les plus grands ne sont pas forcément les plus prospères, ni d’ailleurs les plus grandes industries en dépit des économies d’échelle. D’ailleurs les petites unités sont plus mobiles et offrent plus de liberté à leurs membres. Les États eux-mêmes ont tendance à se scinder. En fait, l’homme a besoin de structures de tailles différentes, et ce de manière simultanée en fonction des domaines. Il est plus facile de détecter la mauvaise taille que de déterminer la bonne, que ce soit pour une ville, un pays, une entreprise ou une administration. Dans tous les cas, l’idolâtrie du gigantisme a infecté notre monde moderne. Une ville de plus de 500.000 habitants a-t-elle du sens ? Pourquoi développer trois mégalopoles de 60 millions d’habitants chacune (de Boston à Washington ; autour de Chicago ; de San Francisco à San Diego) si c’est pour laisser le reste des États-Unis à l’abandon ?

De plus, la globalisation économique menace l’existence de toutes les structures, qui ont besoin de limites et de frontières pour fonctionner. La mobilité de tous et de tout, qui résulte du développement des transports et des communications, et de l’universalisation du libre-échange, rend ces structures vulnérables. Les gens pensent que le développement technologique les rend plus libres, sans se rendre compte que ce développement les rend aussi plus vulnérables, surtout dans les plus grands pays, où les gens sont moins enracinés (« are footloose ») qu’ailleurs et perdent plus facilement leur place dans la société. Il en résulte une société dualiste, sans cohésion interne ni stabilité politique, soumise aux problèmes de l’exclusion sociale, de l’aliénation et du stress si le pays est développé, et à ceux de l’exode rural et du chômage de masse si le pays est pauvre.

Si Copenhague était rattachée à l’Allemagne et Bruxelles à la France, elles seraient des villes de province perdant leurs élites et tout le monde jugerait l’indépendance du Danemark et de la Belgique comme économiquement suicidaire. Or, la viabilité des petits pays n’est pas un problème d’économie mais de cohésion sociale. L’idée que les riches provinces aident les provinces plus pauvres est d’ailleurs fausse : le plus souvent, elles les exploitent et ne veulent pas payer pour elles. Plus souvent encore, elles pompent la substance des provinces les plus pauvres, à commencer par leurs élites. Les revendications autonomistes et indépendantistes sont donc des réponses logiques au besoin de développement régional. Elles peuvent expliquer la multiplication des Etats membres de l’ONU. Le succès des plus riches les rend encore plus riches et plus attractifs au détriment des plus pauvres. C’est la logique de l’industrie et de l’économie moderne. Cette économie du gigantisme et de l’automatisation est un héritage empoisonné du 19e siècle. Nous avons donc besoin d’un nouveau système de pensée, qui accorde la priorité aux individus sur les biens. La production pour les masses doit remplacer la production de masse. Or les gens ne peuvent être eux-mêmes qu’au sein de groupes et d’organisations de taille limitée. Il faudra donc apprendre à concevoir ces structures de petite taille, et à les articuler ensuite entre elles. Nous avons besoin d’un nouveau départ.

II. Les ressources

 1, Notre plus grande ressource : l’éducation

Si la civilisation occidentale est dans un état de crise permanente, c’est peut-être que quelque chose ne tourne pas rond dans son système d’éducation, car aucune civilisation n’a jamais consacré autant d’énergie et de ressources à l’éducation. Notre croyance dans le pouvoir de l’éducation est si fort que nous y voyons en effet le remède à tous nos problèmes. Si l’âge nucléaire apporte de nouveaux dangers, si le génie génétique ouvre la porte à de nouveaux abus, si le consumérisme crée de nouvelles tentations, la réponse se trouvera forcément dans une meilleure éducation. La vie moderne devenant plus complexe, tout le monde doit être plus éduqué, car cela conditionne aussi l’amélioration de la communication entre individus.

Certains se sont émus du gouffre croissant qui séparait la culture littéraire de la culture scientifique, mais ils pensaient surtout que les politiciens, les administrateurs et les citoyens devaient comprendre ce que leur disaient les scientifiques. Le problème est que les scientifiques considèrent leurs inventions comme neutres, alors qu’il faudrait leur apprendre qu’elles ne le sont pas et les inciter à se préoccuper de l’existence de fins aussi bien que de la mise au point de moyens. Il faut donc développer une éducation aux valeurs, à la sagesse et à la réflexion sur les finalités de l’existence. L’essence de l’éducation réside en effet dans la transmission de valeurs qui doivent devenir des instruments d’observation, d’expérience et d’interprétation du monde. Ces valeurs doivent guider la pensée des individus en formation jusqu’à ce qu’ils soient assez mûrs pour développer leur propre pensée critique et deviennent aptes à se guider à partir de ce qui mérite d’être conservé de leur héritage culturel. En somme, l’éducation n’est autre chose que la transmission d’idées qui nous permettent de choisir entre une chose et une autre.

Des idées petites, superficielles et incohérentes produiront nécessairement une vie insipide, mesquine et inintéressante. Seules de grandes idées peuvent illuminer toute chose et donner du sens et de la valeur(« meaning and purpose ») à notre existence. Sans idées ou connaissances, le monde resterait inintelligible, chaotique, absurde. Toute philosophie était à l’origine une tentative pour créer un système ordonné d’idées qui permette de vivre et d’interpréter le monde. Le paradoxe de la modernité est qu’au moment où notre pouvoir sur l’environnement ne cesse de grandir, notre philosophie existentialiste et notre littérature deviennent désespérées, cyniques et absurdes. Cela prouve bien que notre science n’est pas capable de produire des idées qui puissent nous guider. Elle ne produit que des hypothèses de travail utiles pour mener à bien des recherches particulières à caractère technique. Elle ne produit que des savoir-faire, du« know-how », même si elle a aussi donné naissance à des théories plus générales comme le positivisme, l’évolutionnisme ou la relativité.

Depuis le 19e siècle, notre société moderne est guidée par six idées dominantes :

1° L’évolution : les formes supérieures se développent à partir des formes les plus simples, dans la religion et le langage aussi bien que dans l’univers naturel.

2° La compétition et la sélection naturelle assurent la survie du plus apte.

3° L’histoire humaine est le produit de la lutte des classes, et les superstructures intellectuelles ne sont que le reflet des infrastructures économiques (marxisme).

4° Les motivations humaines et les manifestations les plus élevées de la vie humaine ne sont que la manifestation de pulsions inconscientes qui résultent de frustrations d’origine sexuelle(freudisme).

5° Tout est relatif, en science comme dans les normes sociales : il n’y a pas de vérités, ni de valeurs absolues.

6° Le savoir ne peut être atteint qu’à travers la méthode des sciences naturelles et ne peut être fondé que sur l’observation de faits généraux (positivisme). Il ne peut donc y avoir de savoir objectif au sujet du sens de la vie et des motivations des individus.

            Ces idées ont une prétention à l’universalité.Elles ne se seraient pas imposées si largement si elles ne contenaient pas une part de vérité et pourtant elles ont un fondement métaphysique qui reste largement indémontrable. Elles aboutissent à considérer que toutes les choses qui relèverait d’un ordre supérieur ne sont que des manifestations déterminées d’une manière plus ou moins directe et subtile par les infrastructures existantes (économiques pour les marxistes, psychologiques pour les freudiens, matérialistes pour les positivistes, etc.). Tels sont les fondements de l’éducation moderne à partir du moment où elle s’efforce d’aller au-delà du domaine de la science. Ils ont contaminé les sciences humaines pour en faire une terre en friche (« wasteland »)  où n’existent plus ni sens, ni finalité. Si la conscience de l’homme n’est plus qu’un accident cosmique, alors l’angoisse et le désespoir deviennent les seuls horizons possibles. Mais tout cela n’est que le produit d’une mauvaise métaphysique et d’une éthique désespérante.

            En fait, l’éducation ne peut nous tirer de cette friche si elle n’accorde aucune place à la métaphysique. Si les sujets enseignés ne procèdent que de la science et des humanités sans clarifier la métaphysique, c’est-à-dire ce qui relève de nos convictions les plus fondamentales, elle ne peut contribuer à éduquer l’homme et ne sont par conséquent d’aucune valeur réelle pour la société (p. 86). Ce n’est donc pas l’excès de spécialisation qui constitue le fond du problème, mais l’absence de profondeur avec laquelle les sujets sont généralement présentés et traités. Les sciences elles-mêmes sont enseignées sans conscience de leurs présupposés épistémologiques notamment sur la signification des lois scientifiques et sur la place des sciences de la nature dans la pensée et la cosmologie modernes. Il en va de même pour l’économie moderne, qui n’est pas consciente de la conception de l’homme sur laquelle elle repose. Idem pour la politique, qui ne peut être que confusion ou double discours si elle ne prend pas en compte les problèmes métaphysiques et éthiques qu’elle soulève. En d’autres termes, les humanités doivent tenir compte de la nature humaine.

            La métaphysique et l’éthique, d’où proviennent nos convictions les plus fondamentales, transcendent en réalité le monde des faits et ne peuvent par conséquent pas être prouvées ou réfutées par une méthode scientifique ordinaire. Mais cela ne signifie pas qu’elles soient subjectives, relatives, arbitraires ou conventionnelles.

            L’éducation ne peut réussir que si elle aboutit à faire des personnes complètes. Non pas une personne qui sache un peu de tout, mais une personne qui ne doute pas de ses convictions fondamentales, de ses vues sur le sens et la finalité de la vie, bref une personne centrée ontologiquement, épistémologiquement et éthiquement.

            Ontologiquement,la notion d’un ordre hiérarchique est un instrument de compréhension indispensable.Le monde en effet ne peut être intelligible sans la reconnaissance de « niveaux de bien » ou de « degrés de signification ». Sans cela, la personne ne peut s’y orienter et donc atteindre un niveau supérieur de réalisation de ses potentialités. Si l’on accepte cette notion de niveaux d’existence,on comprend que les méthodes de la science ne peuvent s’appliquer à la politique ou à l’économie et que ses découvertes n’ont aucune conséquence philosophique réelle.

            Epistémologiquement, on ne peut penser a priori qu’à travers des oppositions binaires qui empêchent de considérer à la fois une chose et son contraire. La vie, c’est-à-dire les relations humaines et familiales, l’économie, la politique ou l’éducation, est pourtant faite de ces oppositions, de ces problèmes divergents qui doivent être surmontés, tels que la liberté et la discipline dans l’éducation, ou la liberté et le leadership en politique. Or la science ne s’occupe que de problèmes convergents, ceux qui sont susceptibles de solutions, le plus souvent généralisables et de type mécaniste. C’est d’ailleurs ce qui rend son progrès cumulatif possible. Au contraire, les problèmes divergents forcent l’individu à se dépasser, à se hisser au-dessus de lui-même pour apporter de la bonté, de l’amour et de la beauté dans la vie. C’est seulement en mobilisant ce surcroît de forces que les oppositions des problèmes divergents peuvent être surmontées. A l’inverse,la réduction de problèmes divergents en problèmes convergents dégrade la partie émotionnelle de la vie, de notre intellect et de notre sens moral. La vie ne fait donc pas seulement appel à nos facultés de raisonnement, mais à l’engagement de notre personnalité toute entière. C’est d’ailleurs ce qui fait que les gens tendent à fuir les problèmes divergents qui font le sel de la vie.

            Du point de vue éthique enfin, nous avons besoin d’idées directrices (« Leitbilder »,« guiding images ») qui soient capables d’orienter une éducation et une vie. On a eu tort d’abandonner notre héritage classique et chrétien, avec ses notions de vertus cardinales et de péchés capitaux. Qui serait seulement capable de les énumérer aujourd’hui ? Notre génération est donc appelée à reconstruire une métaphysique, une compréhension du monde actuel, une réflexion sur les problèmes fondamentaux de notre époque.

2. Du bon usage de la terre

            Parmi les ressources matérielles, la terre vient en premier. La façon dont une société utilise sa terre détermine assez directement son futur. Maîtriser temporairement son environnement est à la portée de l’homme, mais s’il entend pérenniser cette domination, il doit connaître les lois de la nature et y conformer ses actions, sans quoi il détruira l’environnement qui le fait vivre et qui permet à sa civilisation d’exister. Croire que la civilisation occidentale moderne s’est émancipée de la nature est une absurdité. L’homme, même moderne, n’est pas le maître de la nature, mais son enfant. De sorte que le bon usage de la terre n’est pas une question technique ou économique, mais avant tout un problème métaphysique. La terre en effet n’est pas qu’un moyen de production, mais quelque chose de plus : une fin en soi.

            Les économistes divisent toutes les activités humaines en « production » (économique) et « consommation »(non-économique). Mais l’homme est à la fois producteur et consommateur. L’agriculteur qui produit détruit la santé des sols, et la beauté des paysages, affecte ce faisant le consommateur dans sa santé physique et psychologique. L’erreur consiste à ne considérer la terre et ceux qui l’habitent que comme des « facteurs de production ». Or ce ne sont là que des qualités secondaires : la terre et ses habitants sont en effet des fins en soi, des entités méta-économiques.A ce titre, on peut les qualifier de sacrées, car l’homme, qui est d’ailleurs incapable de les produire, n’a aucun droit de les détruire. C’est une question métaphysique, pas un problème d’économie. L’homme a reçu le droit de gouverner la nature, pas celui de l’épuiser. En effet, tout droit suppose une responsabilité : noblesse oblige !

            Le problème de la définition scientifique de la nature, et de l’homme, est qu’elle lui ôte ce caractère sacré. Appliquer à l’agriculture les principes de l’industrie est donc une erreur fondamentale, car cela revient à ignorer le caractère essentiel de l’agriculture,qui est de traiter d’êtres vivants. C’est l’industrie, et non l’agriculture,qui relève des matières inertes fabriquées par l’homme. L’idéal de l’industrie est d’ailleurs d’éliminer le facteur vivant et humain et de confier la production à des machines. Les principes fondamentaux de l’agriculture et de l’industrie sont donc opposés et incompatibles, et aussi différents que la vie l’est de la mort. En fait, la vie humaine peut continuer sans industrie, mais pas sans agriculture.

            En résumé, la terre n’est pas qu’un facteur de production : c’est une source de santé, de beauté et de permanence. Une civilisation qui ne la considère que comme un facteur de production est condamnée à long terme. La mécanisation à large échelle et le recours massif à la chimie coupent d’ailleurs le lien entre l’homme et la nature vivante et tuent la diversité, la décentralisation et la polyvalence de l’agriculture traditionnelle. C’est un bel exemple de préférence pour le producteur sur le consommateur, un producteur qui sous prétexte d’efficacité économique ne peut plus se payer le luxe de la santé, de la beauté et de la permanence. De sorte que l’agriculture est considérée comme un fardeau pour le budget de la Communauté Européenne. Seule une reconnaissance de valeurs méta-économiques rendra à nos paysages la santé et la beauté qu’ils ont perdues.

3. Les ressources de l’industrie

            Le caractère le plus remarquable de l’industrie moderne est de consommer énormément de ressources pour des résultats fort maigres, un manque d’efficacité qui passe d’ailleurs totalement inaperçu. La meilleure illustration de cette proposition est donnée par les Etats-Unis, qui avec 5,6% de la population mondiale parviennent à en consommer 40% des ressources primaires sans pourtant produire un niveau remarquable de bonheur,de bien-être, de paix, d’harmonie et de culture. Et encore faut-il de la croissance pour maintenir le système et pour développer les budgets nécessaires à lutter contre… la pollution ! Evidemment, les ressources de la planète ne suffiront pas assurer le développement ultérieur d’un système qui consomme autant et produit aussi peu. Voir à ce sujet le rapport du MIT commandité parle Club de Rome et intitulé The Limits to Growth. Ce rapport conclut que l’industrie moderne sera tôt ou tard confrontée à une crise d’approvisionnements sans précédent. Il est évident en effet qu’une croissance illimitée de la consommation matérielle dans un monde fini est une impossibilité. Et la limite qui déterminera le seuil de toutes les autres est celle de la consommation d’énergies fossiles, ne serait-ce que parce qu’elles ne peuvent pas être recyclées.

            Schumacher ne croit pas que le charbon puisse être remplacé par le pétrole, car la crise de la disponibilité du pétrole est pour ainsi dire programmée en raison de la croissance exponentielle de sa consommation. La seule alternative concevable à la diminution des ressources en pétrole qui consisterait à ne pas recourir massivement au charbon est donc représentée par l’énergie nucléaire, ce qui constitue un problème en soi.

4. L’énergie nucléaire : solution ou damnation ?

            La principale raison du manque d’intérêt général pour la problématique des ressources énergétiques vient de l’apparition de l’énergie nucléaire, qui semble arriver à point nommé pour suppléer au possible manque de ressources pétrolières. Mais de ce fait, personne ne sembles’être posé beaucoup de questions sur ce qu’était cette ressource et sur ses dangers. Et pourtant, la radioactivité est l’agent de pollution le plus menaçant pour l’environnement et même pour la survie de l’homme sur Terre. En fait, la seule question qui a été posée se rapporte à la rentabilité économique du système. Or ce calcul économique a complètement occulté les énormes dangers du recours à l’énergie nucléaire, alors même que les compagnies d’assurance sont refusé d’en couvrir les risques. Et pourtant, les mises en garde des spécialistes n’ont pas manqué, en particulier sur ce qu’il convient de faire des déchets. On ne sait pas non plus combien de temps les centrales nucléaires peuvent fonctionner :  20, 25 ou 30 ans ? On sait par contre qu’on ne pourra guère les démanteler et qu’il faudra continuer à les entretenir sur place après leur mise hors service. Enfin,les limites acceptables de radioactivité ont fait l’objet de vastes débats,sans inquiéter grand monde apparemment.

            Actuellement, l’énergie nucléaire est encore utilisée sur une échelle insignifiante. Mais il est déjà temps de se poser la question du legs pour les futures générations que représente son développement prévu dans les années à venir. Les dangers liés aux transports de matières radioactives, les risques de mutations génétiques, la contamination de l’environnement par les radiations et la prolifération d’armes nucléaires ne sont pas pris en compte. Il semble que ces menaces sont tellement terrifiantes et difficiles à se représenter qu’on préfère n’y pas penser.

Quoi qu’il en soit, la question ne peut être abandonnée aux seuls scientifiques, ne serait-ce que parce que leur sens des responsabilités sociales est trop limité et que leur préférence pour les technologies complexes, puissantes et violentes est trop manifeste. En réalité, aucun niveau de prospérité espérée ne peut justifier l’accumulation de grandes quantités de substances très toxiques dont personne ne sait que faire. C’est une transgression sans précédent contre le principe même de vie et l’idée même qu’une civilisation puisse reposer sur une telle transgression est une monstruosité éthique, spirituelle et métaphysique. Cela revient à conduire les affaires humaines comme si les êtres humains ne comptaient pour rien.

5. Un système technique à visage humain

            Le monde moderne a été forgé par sa métaphysique, qui a orienté son éducation, qui a donné naissance à ses sciences et ses techniques. Mais il n’y a pas besoin de remonter à la métaphysique pour en conclure que le monde moderne a été forgé par les techniques. Or ce monde al’air malade, ce qui incite à s’interroger sur l’état de nos techniques et à se demander si l’on ne pourrait rien concevoir de mieux, par exemple un système technique (« technology ») à visage humain.

            Bien qu’elle soit un produit humain,la technique (« technology ») tend à se développer en fonction de ses propres lois et en suivant ses propres principes qui sont différents de ceux de la vie sociale et de la nature vivante en général. La nature en effet sait où et quand s’arrêter, car tout dans la nature obéit à la mesure. Il n’en va pas de même pour les techniques ou le système technique, qui ne reconnaît aucun principe de limitation. La super-technique du monde moderne se comporte donc comme un corps étranger à la nature et à son économie globale.  

            Or, ce monde moderne gouverné par la technique se trouve confronté à trois crises simultanées : 1° la nature humaine qui se révolte contre une organisation, une politique et une technologie débilitante et suffocante ; 2° un environnement qui souffre de graves atteintes et menace de s’effondrer partiellement ; 3° l’épuisement des ressources, et en premier lieu des sources d’énergie fossiles. Chacune de ces trois crises peut mener à l’effondrement, car les succès économiques de ces 25 dernières années ne pourront se prolonger indéfiniment. La question est donc de savoir si l’on est capable de développer des techniques à visage humain, c’est-à-dire des techniques capables de résoudre nos problèmes sur le long terme.

            Le but premier de la technique moderne est de soulager la peine de l’homme, ce qui marche fort bien au niveau individuel, mais est moins évident au niveau global. Dans les sociétés développées en effet, il semble que le temps réellement disponible pour les loisirs soit inversement proportionnel à la quantité de machines utilisées. En tout cas, le stress qu’elles induisent est maximal en Angleterre, en Allemagne ou aux Etats-Unis et minimal en Birmanie. Le travail manuel qualifié et créatif disparaît,de même d’ailleurs que les vrais producteurs engagés dans l’agriculture, l’extraction,la construction et l’industrie. Et curieusement, ces producteurs réels occupent le bas de l’échelle sociale dans nos sociétés modernes, tout au contraire des administrateurs, des planificateurs et autres personnes qui ne produisent rien de concret. Rediriger le travail des gens vers quelque chose de réellement productif, de qualité et de créatif aurait une valeur thérapeutique et éducative. Cela permettrait aussi de maintenir davantage de personnes dans le marché du travail, et aussi de diminuer la coupure entre travail et loisir.Mais pour y parvenir, il faudrait commencer par se libérer des addictions de la société de consommation, ce qui sera plus facile pour les sociétés pauvres, où celle-ci est très limitée, que pour les sociétés riches.

            Comme le disait Gandhi, les pauvres de ce monde ne pourront être aidés par la production de masse, mais par la production pour les masses. La production de masse est en effet basée sur des techniques gourmandes en capitaux, en énergie, en machines tout en ne créant que peu de places de travail. La production pour les masses au contraire utilise peu de ressources, peu de capitaux et peu de technologie et offre beaucoup de travail pour des cerveaux alertes et des mains habiles. Elle n’est ni violente, ni dommageable pour l’environnement, ni aliénante pour le travailleur. Elle permet la décentralisation, la résilience et la créativité.Schumacher parle de « technologie intermédiaire » (« intermediate technology ») parce qu’elle se situe entre les techniques primitives d’une part, et les super-techniques ou la super-technologie modernes de l’autre. La faire exister concrètement requiert cependant de la créativité, afin qu’elle devienne visible et disponible. Il est en effet plus difficile de revenir à la simplicité que de continuer à sophistiquer et complexifier de plus en plus,chose qui est à la portée de n’importe quel ingénieur. Les gens qui se sont éloignés du travail productif et de l’équilibre naturel ont par ailleurs de la peine à concevoir la notion de limite, qui ne s’impose qu’aux populations du Tiers Monde.

            On voit donc s’esquisser une opposition entre la fuite en avant (« forward stampede ») de ceux qui veulent s’en tenir aux méthodes actuelles pour résoudre nos trois crises, et le retour au bercail (« home comer ») de ceux qui recherchent un nouveau style de vie en se basant sur des vérités fondamentales relatives à l’homme et à la nature. Les uns pensent sauver le monde avec toujours davantage de technique,à laquelle les gens n’ont qu’à s’adapter, au besoin par la force. Ils sont convaincus que la croissance économique est nécessaire, même pour lutter contre la pollution, et aussi que des produits de synthèse pourront toujours remplacer les ressources qui s’épuisent. Pour eux, aucun problème ne peut résister à la technique. Les autres pensent que la technologie a pris une mauvaise direction et qu’il convient de remettre en question les présupposés d’une civilisation qui a réussi à conquérir le monde en fascinant les esprits par sa puissance et sa capacité d’innovation. Ils sont sceptiques envers une croissance purement quantitative,et envers un progrès qui ne repose que sur des tailles et des vitesses toujours plus grandes. Ils croient en une harmonie naturelle.

            Il est évident que les « experts »appartiennent à la première catégorie et les vrais humanistes à la seconde, qui demeure pour l’instant très minoritaire. Il apparaît aussi que l’agriculture sera l’un des premiers enjeux de la bataille entre les uns et les autres. Mais le développement de techniques intermédiaires devra aussi concerner la production industrielle, qui devrait servir à satisfaire les besoins réels des hommes et non la simple production d’objets. L’homme étant en réalité petit,les techniques qui lui sont le plus profitables doivent l’être aussi : par conséquent « Small is beautiful ». La course au gigantisme est en effet la course vers l’auto-destruction. Mais réorienter les techniques en direction des besoins réels de l’humanité requiert un puissant effort de l’imagination,ainsi qu’un abandon de nos peurs.