Penseur français connu pour avoir dénoncé dès les années 1930 ce qu’il considérait être la dictature de l’économie et du développement. Dès 1935, il rédige avec son ami Jacques Ellul des Directives pour un manifeste personnaliste dans lequel il critique, au nom d’un idéal de liberté et d’autonomie, l’idéologie productiviste et techniciste qui anime tout autant le libéralisme que le communisme ou le fascisme et conclut par appel pour une cité ascétique afin que l’homme vive. Cette prise de position, et l’œuvre critique qui suivra, lui vaudront d’être considéré a posteriori comme un pionnier de l’écologie politique.
Proche du mouvement personnaliste et de la revue Esprit d’Emmanuel Mounier, Charbonneau crée dès les années 1930 des « clubs de presse » et des groupes de discussion en vue de réfléchir aux changements qu’entraîne le « progrès » scientifique et technique. Avec Jacques Ellul, dont il aura été un ami proche sa vie durant, il voit dans ce progrès technique la source de toujours plus d’organisation, donc de plus de conformisme, donc de moins de liberté. Il est toutefois soucieux d’incarner sa réflexion sur le terrain, afin de ne pas l’enfermer dans un cadre trop théorique. Lui-même renonce à faire une carrière universitaire pour se contenter d’enseigner dans une modeste école normale d’instituteurs afin de pouvoir vivre à la campagne. C’est ainsi qu’il mène une vie spartiate à proximité des gaves de Pau, puis d’Oloron. Méfiant envers les partis, il propose de concevoir une forme d’organisation de la société solidement ancrée sur l’expérience personnelle, et donc radicalement différente des idéologies du XXe siècle.
Charbonneau conçoit l’essentiel de son œuvre entre 1940 et 1947, produisant un énorme livre intitulé « Par la force des choses », dont le contenu anticipe celui de la vingtaine d’ouvrages qu’il publiera par la suite. Il y analyse les contradictions du monde contemporain à partir de l’anticipation du risque que survienne quelque chose de pire que le totalitarisme politique : une totalisation sociale, rendue inévitable par l’accélération du progrès technique. C’est en s’appuyant sur l’analyse des évolutions sociales et politiques dont il est le témoin dans les années trente et quarante qu’il identifie les problèmes de société tels que la technocratisation de la vie sociale et politique, et de la nature, ainsi que la propagande des médias, la transformation de la culture en industrie du spectacle à des fins de consommation, ou encore la liquidation de l’agriculture paysanne.
Ne pouvant communiquer sa pensée comme un tout, Charbonneau essaiera de la communiquer en détail. C’est pourquoi il détache de son ouvrage « Par la force des choses » des morceaux qui constitueront des essais tels que « Je fus. Essai sur la liberté » ou « L’État », qui ne trouvent cependant aucun éditeur à la fin des années 1940 et ne sont diffusés, sous forme ronéotypée, qu’auprès d’un cercle très restreint de lecteurs. Ces deux essais ne seront finalement publiés de façon classique qu’en 1980 et 1987.
Son analyse de la société industrielle, entreprise dès avant-guerre, et consignée dans un ouvrage intitulé « Pan se meurt », devra elle aussi attendre vingt ans avant que les éditions Gallimard ne le publient sous le titre Le Jardin de Babylone (1969). Les analyses du caractère désorganisateur du progrès technoscientifique et industriel devront attendre 1973 pour être éditées sous le titre Le Système et le chaos. Critique du développement exponentiel. A la même époque (1972) ont été publiées, sous le titre de Prométhée réenchaîné, ses réflexions sur les contradictions de la conception libérale de la liberté. De sorte que pour le public, le premier ouvrage de Charbonneau à connaître une certaine diffusion aura finalement été le modeste Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire, paru en 1963.
Selon son biographe Daniel Cérézuelle, toute l’œuvre de Charbonneau est marquée par l’idée que « le lien qui attache l’individu à la société est tellement puissant que, même dans la soi-disant “société des individus”, ces derniers sont si peu capables de prendre leurs distances avec les entraînements collectifs que, spontanément, ils consentent à l’anéantissement de ce à quoi ils tiennent le plus : la liberté ».
Référence : Daniel Cérézuelle, Ecologie et liberté. Bernard Charbonneau précurseur de l’écologie politique, Parangon, 2006.
Le Jardin de Babylone (1969)
Source : Le site internet Biosphère, Réseau de documentation des écologistes (© Biosphère 2018).
Les thèses fondamentales de cet ouvrage datent de 1937-38. Charbonneau y dresse le bilan de la société industrielle et constate qu’après avoir ravagé la nature, elle finit de l’anéantir en la « protégeant », c’est-à-dire en l’organisant à l’excès. Les regrets et les mises en garde de Charbonneau sont magnifiquement exprimés dans une langue non dénuée de poésie et émaillée de quelques allusions bibliques.
Reconstruction de la nature et fin de la nature
La nature est à la fois la mère qui nous a engendrés, et la fille que nous avons conçue. A l’origine en effet, il n’y avait pas encore de nature dans la mesure où l’homme ne s’était pas encore distingué d’elle pour la considérer. Individus et société étaient englobés dans le Cosmos. Le sentiment de la nature a grandi parallèlement au développement de sa maîtrise. Ce sentiment apparaît lorsque le lien avec le Cosmos est rompu, lorsque la science pénètre le mécanisme du Cosmos et que la technique permet de transformer la nature, autrement dit lorsque la Terre se couvre de maisons et le ciel de fumées. La campagne alors s’urbanise, et l’Europe devient une seule banlieue. En fin de compte, la nature vient à disparaître, mais c’est l’homme qui retourne au chaos.
Si l’homme dépasse la nature, il en est aussi le fruit. Aussi voit-on se développer dans les sociétés industrielles et urbaines un « sentiment » de nature qui reflète la gravité de la rupture avec le Cosmos. Ainsi au siècle de l’artifice, nous avons la passion de cette nature que nous détruisons. Le sentiment de la nature est à la fois profond et extérieur à la vie des individus ; il se nourrit d’apparences, son domaine est celui de la peinture et du spectacle. Sauf exception, nous aimons la nature, mais nous craignons d’y vivre.
L’intervention puissante et aveugle de l’homme risque donc de rompre l’équilibre fragile dont il est issu. Le souci de la productivité s’attache trop au présent, pas assez à l’avenir ; alors viendra un jour où le rendement baisse. Si la production continue d’augmenter indéfiniment se posera aussi un autre problème, celui de l’élimination des déchets. Trop souvent, au constat de l’épuisement du milieu naturel, les fidèles du progrès opposent un acte de foi : « On trouvera bien un moyen. » Or il y a de fortes chances que nous soyons obligés de reconstituer à grand frais les biens qui nous étaient fournis par la nature ; et ceci au prix de beaucoup de discipline autant que d’efforts. L’homme naît de la nature comme au sein d’une mère. Là où elle disparaît, la société moderne est obligée de fabriquer une surnature. Ainsi l’homme devra réempoissonner l’océan comme il empoissonne un étang. Mais à une nature totale, il substituera l’inhumanité d’une police totalitaire.
La fin des paysans
Là où il existe, le paysan est l’homme du pays. Au siècle de la division du travail, il reste l’homme des cultures et des travaux multiples. Jusqu’en 1914, il fallait prendre la carriole à la gare pour gagner le village, et parfois du village c’est à pied qu’il fallait gagner l’encart. Jusqu’en 1945 l’industrie agricole n’existait vraiment qu’aux USA et dans quelques pays neufs. Maintenant des machines toujours plus puissantes ébranlent les campagnes. Il n’y a plus de nature ni d’homme qui puissent tenir devant l’impitoyable tracé des raisons de l’Etat et de la Production. Des lois déracinent les peuples comme le bulldozer les haies.
L’instruction primaire obligatoire fut une sorte de colonisation bourgeoise de la campagne. En même temps qu’il apprenait à lire et à écrire, le jeune paysan devait désapprendre sa langue et son folklore. Les instituteurs de la IIIe République participèrent d’autant plus à cette entreprise de colonisation qu’ils étaient des fils de paysans pour qui devenir bourgeois était une promotion sociale. On peut imaginer une évolution différente où l’école eût continué l’Eglise dans le village, s’insérant dans la nature et la tradition en leur ajoutant, avec l’instruction, la dimension de la conscience.
Le plan Monnet a déraciné les paysans que 1789 avait enracinés en leur donnant la terre. Comment des ingénieurs auraient-ils pu concevoir la campagne autrement que comme une industrie ? Dans cette optique, la campagne française était évidemment « sous-développée ». Le plan prévoyait le passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture de marché qui intégrait le paysan dans le cycle de l’argent et de la machine. Le paysan vivait jadis sur la polyculture familiale. Maintenant il se spécialise, mais la monoculture le fait dépendre du marché. Désormais il lui faut acheter pour vendre, et vendre pour acheter le nécessaire (machines, engrais, et même nourriture), ainsi que le superflu dont il commence à prendre l’habitude. Les critères du plan furent exclusivement techniques : rendements à l’hectare, consommation d’énergie, possession d’un tracteur, etc.. Certains facteurs ne furent pas pris en compte : la conservation des sols, la saveur des produits, l’espace, la pureté de l’air ou de l’eau. A plus forte raison certains facteurs humains comme le fait d’être son propre maître. La vie à la campagne comportait un relatif isolement, la participation à un groupe retreint mais aux liens solides ; et voici que l’organisation administrative et syndicale, la diffusion de l’instruction et de la presse, de la TV, absorbent les paysans dans la société globale.
La seconde révolution industrielle, celle des hydrocarbures et de la chimie, va s’imposer aux campagnes européennes. Le tracteur n’est plus le monopole du très grand propriétaire. La machine va cependant trop vite pour la pensée : son usage précède toujours la conscience de ses effets. Les produits chimiques diminuent le travail du paysan, mais comme il faut les payer, il faut travailler d’autant plus. La petite exploitation n’est plus rentable. Le progrès technique signifie la concentration, la mécanisation engendre la grande exploitation. Le travail devient vraiment du travail, c’est-à-dire du travail d’usine. Avant peu, les paysans réclameront à leur tour le droit de passer leurs vacances à la campagne.
L’électrification et l’adduction d’eau multiplient les tâches en intégrant le paysan dans le système urbain. L’aménagement du territoire, ou plutôt le déménagement, a étendu ses méthodes à la campagne. Avant la dernière guerre, la ville gagnait dans la campagne, maintenant elle la submerge. C’est ainsi qu’à la France des paysages succède celle des terrains vagues. Et bientôt la France rurale ne sera plus que la banlieue de Paris. La campagne n’est plus qu’un élément d’une seule économie dont la ville est le quartier général. Le reste n’est plus que terrain industriel, aérodromes, autostrades, terrain de jeu pour les citadins. Partout pénètrent les autos, et avec elles les masses, les murs, la ville.
Le cancer de l’urbanisation
Les villes anciennes étaient beaucoup moins nombreuses et beaucoup plus petites que les nôtres. Elles étaient perdues dans la nature. En hiver, la nuit, les loups venaient flairer leurs portes, et à l’aube le chant des coqs résonnait dans leurs cours. Puis un jour, avec le progrès de l’industrie, elles explosèrent, devenant un chaos. Le signe le plus voyant de la montée du chaos urbain c’est la montée des ordures. Partout où la population s’accumule, inexorablement l’air s’épaissit d’arômes, l’eau se charge de débris. La rançon du robinet, c’est l’égout. Sans cesse nous nous lavons, ce n’est plus une cuvette qui mousse, mais la Seine.
Les villes sont une nébuleuse en expansion dont le rythme dépasse l’homme, une sorte de débâcle géologique, un raz de marée social, que la pensée ou l’action humaine n’arrive plus à dominer. Depuis 1960, il n’est plus question de limiter la croissance de Paris, mais de se préparer au Paris de vingt millions d’habitants dont les Champs-Élysées iront jusqu’au Havre. Les tentacules des nouveaux faubourgs évoquent irrésistiblement la prolifération d’un tissu cancéreux. La ville augmente parce qu’elle augmente ; plus que jamais elle se définit comme une agglomération. La ville augmente parce que les hommes sont des êtres sociaux, heureux d’être nombreux et d’être ensemble. Il est bien évident qu’elle n’est pas le fruit d’un projet.
Les hommes se sont rassemblés dans les villes pour se soustraire aux forces de la nature. Ils n’y ont que trop bien réussi ; le citadin moderne tend à être complètement pris dans un milieu artificiel. Non seulement dans la foule, mais parce que tout ce qu’il atteint est fabriqué par l’homme, pour l’utilité humaine. Les coûts de Mégalopolis grandissent encore plus vite que sa taille. Il faut faire venir plus d’énergie, plus d’eau. Il faut assurer le transport des vivants, se débarrasser des cadavres et autres résidus. Il boit une eau qui n’est plus que celle, « recyclée » de ses égouts : la ville en est réduite à boire sa propre urine. Le XIXe siècle avait ses bagnes industriels, le nôtre a l’enfer quotidien du transport. Mégalopolis ne peut être sauvée que par le sacrifice, chaque jour plus poussé, de ses libertés.
Après le style primitif, après l’ordre monarchique, le désordre de la période individualiste, la ruche monolithique d’une collectivité totalitaire. Si nous n’y prenons garde, en supposant un meilleur des mondes sans crise ni guerre, nous finirons dans une caverne climatisée, isolée dans ses propres résidus ; où nous aurons le nécessaire : la TV en couleur et en relief, et où il nous manquera seulement le superflu : l’air pur, l’eau claire et le silence. La ville pourrait bien devenir le lieu de l’inhumanité par excellence, une inhumanité sociale. Peut-être que si la science réussit à rendre l’individu aussi indifférencié qu’une goutte d’eau, la ville pourra grandir jusqu’à submerger la Terre. Peut-être que le seul moyen de mettre un terme à la croissance inhumaine de certaines agglomérations est de laisser la pénurie atteindre un seuil qui, en manifestant avec éclat l’inconvénient d’y vivre, découragera les hommes d’y affluer.
Le citadin pense s’être libéré en s’isolant du Cosmos ; mais c’est ainsi qu’il a perdu sa liberté. Aujourd’hui, être libre, prendre des vacances, c’est sortir de la ville.
Le tourisme, produit de l’industrie
Pour les primitifs et les paysans, rien n’est plus étranger que l’idée de voyager. Ceux qui ont traversé les pays ignorés du tourisme savent à quel point leurs habitants sont surpris de voir un homme qui se déplace pour son plaisir. A l’origine, l’homme ne change de lieu que contraint par une nécessité supérieure : pour fuir un ennemi, s’enrichir, ou obéir à l’ordre d’un dieu. Pour le Moyen Age, le voyageur, c’est le pèlerin ou le trafiquant. Le voyage généralisé apparaît lorsque les conditions économiques et sociales permettent à l’individu de rompre avec son milieu. Il naît avec la richesse, la sécurité des routes, la curiosité et l’ennui. Au contraire, le goût des voyages décroît avec la misère et l’insécurité. Le temps des invasions n’est jamais celui du tourisme ; alors l’individu se cramponne au sol pour subsister. Comme autrefois, il n’est pas assez d’une existence pour connaître vraiment son canton, parce qu’il lui faut avancer pas à pas. Et le quitter pour un autre, c’est le perdre.
Le tourisme commence au XVIIIe siècle, et d’Angleterre il gagne l’Europe. Le voyage n’est plus aujourd’hui le fait d’une aristocratie, il devient celui d’une classe sociale tout entière : la bourgeoisie, et finalement les masses populaires. Pour un homme des villes, vivre physiquement et spirituellement, c’est retourner à la nature. Accablés de vêtements et d’artifices, nous nous étendons nus sur le sable. Ce sont les hommes de l’auto et de l’avion qui escaladent à pied les montagnes. La sympathie pour les sociétés indigènes aboutira tout au plus à un folklore pour touristes plaqué sur un abîme d’uniformité. On enfermera les derniers hommes sauvages, comme les derniers grands mammifères, dans des réserves soigneusement protégées, où ils joueront le rôle du primitif devant un public de civilisés. Le parc national n’est pas la nature, mais un parc, un produit de l’organisation sociale : le jardin public de la ville totale. C’est la terre entière qui devrait devenir un parc national ; tandis que la masse humaine irait vivre sous cloche dans quelque autre planète.
La nature reste l’indispensable superflu de la société industrielle. La nature est photogénique ; notre civilisation de l’image est portée à l’exploiter pour compenser la rationalité de son infrastructure mathématique. Les mass media diffusent quotidiennement les mythes de la Mer, de la Montagne ou de la Neige. Le touriste n’est qu’un voyeur pour lequel le voyage se réduit au monument ou au site classé. Partout l’artifice cherche à nous restituer la nature. Isolé de la nature dans son auto, le touriste considère d’un œil de plus en plus blasé le plat documentaire qui se déroule derrière le miroir. Admirer les glaciers à travers les vitres d’un palace n’empêche pas de se plaindre de la faiblesse du chauffage. Un touriste ne vit pas, il voyage ; à peine a-t-il mis pied à terre que le klaxon du car le rappelle à l’ordre ; le tourisme et la vraie vie ne se mélangent pas plus que l’huile et l’eau. Avec la société capitaliste, le tourisme est devenu une industrie lourde. L’agence de tourisme fabrique à la chaîne quelques produits standard, dont la valeur est cotée en bourse. Il n’y aura plus de nature dans la France de cent millions d’habitants, mais des autoroutes qui mèneront de l’usine à l’usine – chimique ou touristique.
L’auto, qui nous permet de nous déplacer aisément, nous enferme. Certains massifs de Pyrénées dépourvus de routes sont moins fréquentés qu’à l’époque où Vincent Chausenque les décrivait. Mais demain, le bulldozer permettra aux modernes centaures d’envahir partout la montagne, sans risque d’abîmer leurs délicats sabots de caoutchouc. Il faut du nouveau à l’individu moderne, si son monde ne lui en offre plus. Ce qui rend les voyages si faciles les rend inutiles. L’avion fait de Papeete un autre Nice, c’est-à-dire un autre Neuilly. Les temps sont proches où l’avion pour Honolulu n’aura pas plus de signification que le métro de midi. Tourisme ? Exactement un circuit fermé qui ramène le touriste exactement à son point de départ. A quoi bon l’auto qui permet de sortir de la ville, si elle nous mène au bord d’un autre égout ? Sur deux cents kilomètres de plage landaise, il n’est pas un feston de la frange des vagues qui ne soient ourlé par les perles noires du mazout. On pouvait voir les bancs de perche évoluer dans les algues par trois mètres de fond dans l’étang de Biscarosse ; selon un rapport du Muséum il est aujourd’hui classé dans la quatrième catégorie, le maximum de pollution. La paix de l’hiver est rompue par les skieurs, le blanc des neiges, piétiné et balafré, n’est plus qu’un terrain vague maculé de débris et de traces. La montagne est mise à la portée des masses payantes. Mais est-elle encore la montagne ? Il n’y a plus de montagne ; il ne reste qu’un terrain de jeu. Le domaine du loisir étant celui de la liberté, pourquoi dépenser des milliards à couvrir les montagnes de téléphériques pour hisser le bétail humain sur les crêtes ? Aujourd’hui sites et monuments sont plus menacés par l’admiration des masses que par les ravages du temps. On voit venir le moment où les lieux les plus célèbres se reconnaîtront au fait que la visite en est interdite.
Rien n’empêche la société industrielle d’enfermer la momie de Thoreau dans la vitrine de la littérature bucolique. Si nous voulons retrouver la nature, nous devons d’abord apprendre que nous l’avons perdue.
Conclusion : échec et résurrection du sentiment de la nature
Il n’est pas de lieu plus artificiel que ceux où la nature est vendue. Si un jour elle est détruite, ce sera d’abord par les industries de la mer et de la montagne. Si un « aménagement du territoire » désintéressé et intelligent s’efforce d’empêcher le désastre, il ne pourra le faire qu’au prix d’une organisation raffinée et implacable. Or l’organisation est l’exacte antithèse de la nature. Le « sentiment de la nature » s’est laissé refouler dans le domaine du loisir, du superflu et du frivole. La révolte naturiste n’a engendré qu’une littérature et non une révolution. Le scoutisme n’a pas dépassé l’enfance.
Les passionnés de la nature sont à l’avant-garde de sa destruction : dans la mesure où leurs explorations préparent le tracé de l’autostrade, et où ensuite pour sauver la nature ils l’organisent. Ils écrivent un livre ou font des conférences pour convier l’univers à partager leur solitude : rien de tel qu’un navigateur solitaire pour rassembler les masses. L’amoureux du désert fonde une société pour la mise en valeur du Sahara. Cousteau, pour faire connaître le « monde du silence », tourna un film qui fit beaucoup de bruit. Le campeur passionné par les plages désertes fonde un village de toile. A l’origine, réaction contre l’organisation, le sentiment de la nature aboutit à l’organisation.
En réalité il n’y a probablement pas de solution au sein de la société industrielle telle qu’elle nous est donnée. L’organisation moderne nous assure le superflu en nous privant du nécessaire. En dehors de l’équilibre naturel dont nous sommes issus, nous n’avons qu’un autre avenir, un univers résolument artificiel, purement social. L’homme vivra de la substance de l’homme, dans une sorte d’univers souterrain. Si l’espèce humaine s’enfonçait ainsi dans les ténèbres, elle n’aurait fait qu’aboutir à la même impasse obscure que les insectes. A moins qu’on ne s’adapte pour grouiller comme des rats dans quelque grand collecteur. Que faire ?
La nature n’est pas une mère au sens sentimental du terme, elle est la Mère : l’origine de l’homme. L’homme doit péniblement se maintenir entre ces deux abîmes : la totalité cosmique et la totalité sociale ; et c’est ce terme même de nature qui lui indique où est son étroit chemin. Il faudra dominer l’industrie comme on a dominé la nature. Il nous faut réviser nos notions de nécessaire et de superflu. Il faut affronter le standard de vie, les investissements, les fusées et la bombe atomique pour choisir l’air pur. Ce n’est que si l’homme est capable de se dominer qu’il pourra continuer de dominer la Terre. La solution suppose un renversement des valeurs. Il faut que la fin, soit la nature pour les hommes, commande les moyens, soit la science, l’industrie et l’Etat. Pour nous et surtout pour nos descendants, il n’y a pas d’autres voies qu’une véritable défense de la nature. Désormais toute entreprise devrait être envisagée en tenant compte de la totalité de l’équilibre qu’elle perturbe. Les hommes qui se voueraient à une telle révolution pourraient constituer une institution, indépendante des partis ou des Etats, consacrée à la défense de la nature. Elle se considérerait comme une sorte d’ordre, imposant à ses membres un certain style de vie, qui les aiderait à prendre leurs distances vis-à-vis de la société actuelle. Ils pratiqueraient une sorte d’objection de conscience. La merveille de Babylone est ce jardin terrestre qu’il nous faut maintenant défendre contre les puissances de mort.
Le Système et le chaos. Critique du développement exponentiel (1973)
Source : Daniel Cérézuelle, « Bernard Charbonneau », in Cédric Biagini, David Murray & Pierre Thiesset (éd.), Aux origines de la décroissance – Cinquante penseurs, Paris, L’Echappée ; Vierzon, Le Pas de Côté ; Montréal, Ecosociété, 2017, p. 57-61.
Dans cet ouvrage, Bernard Charbonneau dresse un inventaire des coûts du progrès qui va bien au-delà de la critique de la seule économie capitaliste, qui n’est qu’un produit d’une logique plus globale qui est celle du progrès technique, économique et scientifique accéléré, aboutissant à la saisie totale du monde humain aussi bien que naturel.
Il met en évidence le fait que l’organisation rationnelle du monde technoscientifique et industriel, qui est un mouvement de totalisation, produit en retour des effets de désorganisation économique, sociale, politique et culturelle dont la gravité est à la mesure des gains de puissance obtenus. Or face à ces problèmes, nous ne savons réagir qu’en recherchant encore davantage de puissance technique et de croissance économique, créant ainsi des problèmes à venir de plus en plus grands.
Certes, le progrès de la technique et de l’économie nous affranchit en partie de la fatalité naturelle. Charbonneau n’idéalise pas le passé et ne propose pas de retour en arrière : il ne rejette pas tout progrès technique, car il n’y a pas de liberté sans puissance. Cependant, la société du développement technique et industriel crée une sur-nature sociale qui apparaît comme une fatalité risquant de broyer l’individu dans des contradictions sociales ou écologiques, ou de l’absorber totalement et de liquider sa liberté au nom des nécessités de l’organisation collective. Une organisation sociale fondée sur l’idée d’un développement infini nous expose par ailleurs à deux risques, ou plutôt à deux impossibilités :
1° Un développement indéfini dans un espace-temps fini est impossible, ce qui signifie que le développement accéléré conduit au chaos.
2° Plus la puissance grandit, plus l’ordre doit être strict, ce qui signifie que le développement accéléré appelle une organisation totale, si ce n’est totalitaire, de la vie sociale, collective et personnelle.
Ces deux principes ou logiques apparemment contraires sont en réalité unies dans une relation dialectique : chaque progrès de l’un des deux termes appelle en effet un renforcement de l’autre. Ainsi, face au risque de chaos écologique et social résultant du développement incontrôlé, nos sociétés ne savent répondre que par plus de science et plus de technique pour mieux organiser la société, et finalement contrôler l’individu.
Pour donner un exemple, la puissance de nos avions, de nos centrales nucléaires et de nos autres installations techniques oblige à mettre sur pied une politique de prévention des risques qui aboutit à multiplier les contrôles, ce qui crée des conditions favorables pour un nouveau bond en avant de la recherche et du développement de nouvelles techniques. On crée ainsi des risques de dysfonctions encore plus graves, qui auront des effets encore plus importants. De sorte que pour éviter le désastre, on met en œuvre des régulations écologiques et sociales encore plus contraignantes, tout en produisant de nouveaux savoirs qui permettront le développement de nouvelles techniques.
La poursuite d’un développement accéléré est donc insoutenable : tôt ou tard, il faudra bien que le taux de croissance baisse dans les pays les plus développés. Mais la voie de la décroissance n’est pas celle de la facilité, car il faudra procéder de façon humaine pour convertir notre économie en évitant la catastrophe et l’effondrement. Il conviendra d’abord de remettre l’Etat à sa place, mais aussi toutes les autres formes de régulation de la vie sociale par des institutions impersonnelles et bureaucratiques. Or cela n’est envisageable qu’en ralentissant la dynamique du développement et en mettant en place une politique de contrôle de l’innovation scientifique et technique. Ce ralentissement de l’innovation doit s’accompagner d’une réduction de la croissance économique et d’une recherche de l’équilibre. La transformation du milieu a non seulement des limites, mais surtout elle ne peut pas continuer à s’opérer à un rythme qui dépasse notre capacité à concevoir et à prévoir. Si un équilibre s’établissait, l’économie pourrait être dirigée, au lieu d’être dirigeante. L’accent passerait ainsi des moyens économiques aux fins humaines, de la production à l’usage, de la puissance et du profit au bonheur, de l’Etat à la personne.
Il faudrait pouvoir comptabiliser les dégradations à la nature, les souffrances liées à l’expansion (adaptation), les bouleversements : on verrait ainsi quelles sont les entreprises qui sont humainement rentables et celles qui ne le sont pas. Ce pourrait être l’affaire d’un syndicalisme ou d’une justice défendant le point de vue des particuliers contre l’arbitraire technique.