Un accélérateur du désastre

En décembre 2015, les médias romands annoncent l’arrivée dans la région lémanique d’un « incubateur » ou « accélérateur » américain de start-up appelé MassChallenge. Soutenu localement par les industriels Nestlé et Bühler, ainsi que par le Swiss Economic Forum et le réseau Inartis, il organise un événement de lancement en février 2016 au Campus Biotech de Genève. On nous vantait déjà à longueur d’année les « jeunes pousses » créées à grand renfort de fonds et de fondations pour le « transfert de technologies » par de jeunes diplômé·e·s de l’EPFL (école polytechnique fédérale de Lausanne). Désormais, on passe au stade supérieur, avec ces dits accélérateurs qui seraient déjà légion dans le monde de la high-tech.

Un modèle économique en expansion

La nouvelle mode est effectivement à ces « accélérateurs » qui offrent à un panel sélectionné de jeunes entrepreneurs un programme d’entraînement compétitif qui aboutit sur un concours public, pour dynamiser leur parcours jusqu’au succès marchand. Ces nouvelles structures qui se multiplient et se massifient, les accélérateurs, constituent une industrialisation de la gestion du modèle économique des start-up. Malgré le crash de la nouvelle économie en 2001, ce dernier n’a cessé de se développer, à la différence que la part de risque semble aujourd’hui mieux gérée.

Une start-up, c’est une jeune entreprise qui s’apprête à se lancer sur un marché encore inexistant, du fait que son produit constitue une nouveauté. Y investir, c’est faire le pari que l’offre va effectivement générer une demande, ce qui est plus risqué que de lancer un produit dans un domaine déjà existant sur lequel on peut faire une étude de marché. Ce risque irréductible peut être réparti de différentes manières: sur les salariés de l’entreprise (par exemple en les payant en stock-options dont la valeur dépend d’une éventuelle réussite future), sur la collectivité (via des fonds publics ou la mise à disposition des infrastructures de la recherche publique) et sur les investisseurs privés qui sont en fait les principaux bénéficiaires du phénomène. L’État fait le pari que le foisonnement d’entreprises « innovantes » va doper la croissance, alors que les entrepreneurs et les investisseurs rêvent de toucher le pactole lors de l’entrée en bourse ou la vente de la start-up à une multinationale. Les multiples concours de start-up et les aides étatiques comme Innovaud, privées comme MassChallenge ou individuelles comme les « business angels » (souvent des entrepreneurs aguerris voulant parrainer un pair plus jeune) servent à faire le tri et à créer du « capital-confiance » pour les start-up élues, c’est-à-dire à réduire les risques pour les investisseurs.

Le rôle économique global de la montée en force de ce modèle est à analyser en termes de dynamisme du capital dans un contexte néolibéral. En effet, bien que ce ne soit qu’une forme de développement technologique parmi d’autres (avec celles qui consistent à investir au sein même des multinationales et des PME, ainsi qu’au sein des sphères académique et militaire), l’engagement de milliards sous forme de « capital-risque » (venture capital) vise spécifiquement à accélérer l’innovation. Et ainsi faciliter la reproduction des profits et de la croissance économique, en tirant parti au maximum de la souplesse que permettent les domaines de l’information et de la communication (TIC), d’une finance de plus en plus informatisée, et des technologies de pointe en général – à l’heure où ces dernières portent seules l’espoir que ce système suicidaire puisse dépasser ses propres contradictions.

La révolution par les start-up ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les accélérateurs de start-up n’y vont pas avec le dos de la cuillère quand il s’agit de vendre du rêve. Dans un clip vidéo promotionnel nommé « The Mission » qui rappelle le style des télé-évangélistes américains, le dirigeant de MassChallenge promet que grâce à son initiative, les start-up vont sauver le monde : « Nous avons fondé MassChallenge avec la mission de catalyser une renaissance globale. (…) Je veux que vous soyez tous à l’avant-garde de ça, pour qu’on puisse définir à quoi ressemblera ce système. Et plutôt que de rester avec un  tel système basé sur l’exploitation à court terme du travail et des matières premières, et des lieux pour enfouir nos déchets, nous voulons bien davantage favoriser un environnement collaboratif dans lequel nous sommes tous en train de résoudre des problèmes massifs et en train de libérer toute l’incroyable capacité intellectuelle dans le monde, dans un système beaucoup beaucoup mieux conçu pour aider le monde.»

Cette nouvelle dynamique se présente donc comme essentiellement pragmatique en répondant uniquement par l’action aux méfaits d’un dogme capitaliste qu’elle prétend combattre. Cependant, les propositions d’actions sont bel et bien pétries d’idéologies à quatre sous, qui sont en fait autant d’emprunts à de multiples idéologies. Il s’agit en fait de récupérer parmi celles-ci tout ce qui peut être suffisamment racoleur, pour en faire un tout apparemment cohérent et qui soit susceptible de constituer un ensemble de préceptes conforme en tous points aux règles séculaires du productivisme capitaliste.

Se donner sans compter

Le brouillage qu’opère le discours des start-up entre un « ancien monde », ennuyeux, hiérarchique et un « nouveau monde », au sein duquel tout est permis, où l’on s’amuse au travail et où l’égalité est permise ne fait en réalité que réaffirmer plus fort les thèses du néolibéralisme. Bien plus, les changements survenus au sein de la sphère du travail sont emblématiques de ceux survenus dans le capitalisme. Un capitalisme qui a su engloutir et se réapproprier non plus uniquement les forces de travail, mais les discours, les affects, pour s’insinuer dans les plus petits recoins des vies. L’individu, plongé dans le monde de la start-up, vit sur le mythe de la réussite personnelle, un mythe bien ancien qui se réactualise au gré du temps. Il peut tout, s’il le veut. Il est responsable de sa carrière, comme il est responsable de sa vie.

Puis, c’est la flexibilité qu’il doit adopter. L’interchangeabilité règne en maître dans un univers où tout le monde a supposément les mêmes chances que les autres. Puis les projets avancent, les projets changent, il s’agit d’aller vite, plus vite que les autres. Dès lors s’ouvre le monde de la compétition, de la concurrence et de la loi du plus fort. Ou pourrions-nous dire la loi du plus grand investissement personnel. Car il ne s’agit plus de pointer ses heures de présence. La frontière entre le temps de travail et le temps de vie privée est brouillée, le travail devient loisir, le loisir devient travail, alors les heures ne sont plus comptées. Nous rencontrons alors un autre mythe, celui de l’épanouissement personnel. Au travail, on rigole. Au travail, on se réalise. Au travail, on devient soi. L’incertitude pèse pourtant de plus en plus fort. Tout va vite, et les chiffres prétendument oubliés sont bien là. Les risques de l’entreprise sont sur chaque épaule, un poids trop lourd à porter. Alors il faut rester, il faut sourire et rigoler, prétendre qu’on fait ça pour soi, non pas pour l’économie de marché. Tout va vite, et les chiffres prétendument oubliés sont plus forts que jamais. Tout va vite, et il n’y a jamais eu aucune égalité.

Plus !

Du coup, vendre du rêve est aussi nécessaire si on veut galvaniser les troupes: « Alors c’est vous, les mecs, les créateurs de valeur. En tant que société, plutôt que de se battre pour des tranches de gâteaux existants, nous préférerions faire plus de gâteau […] créer de la valeur nouvelle, créer de nouvelles entreprises, résoudre de nouveaux problèmes, créer plus de richesse, plus d’emplois, plus de croissance, plus d’optimisme, d’espoir, d’exaltation et de passion ». Dans ce discours, éminemment paternaliste et flagorneur, on repère assez facilement la « nouvelle » orientation néolibérale. Plus de richesse pour tous, encore : le fameux discours sur le ruissellement de la richesse augmentée des plus riches qui profite à tous. On a eu tout le loisir, ces deux dernières décennies, de vérifier l’honnêteté intellectuelle de ce type de propagande. La nouveauté ensuite, également promue dès les années 80 : à de nouveaux problèmes il faut ainsi répondre par de « nouvelles » orientations sociales contraintes par de « nouvelles » technologies.

Sauf que rien ne change, les objectifs étant toujours focalisés sur plus de production, plus de richesse. On pousse encore plus à la consommation tout en faisant croire qu’on cherche des façons de résoudre ses excès. Prétendant de plus, comble de mauvaise foi, que ce « nouveau génie de la créativité » saurait nous épargner, cette fois-ci et on ne sait trop par quel miracle, les conséquences d’une nouvelle déferlante de surproduction. Comme si ce nouvel élan ne nécessiterait aucune ponction supplémentaire sur les ressources naturelles d’une part et d’autre part, comme si une orientation sociale identique ne modifiant que le discours et non la réalité allait permettre à la réalisation d’une collectivité aspirant à d’autres ambitions qu’à celles d’un matérialisme frénétique entièrement dévolu à un individualisme dévoyé.

Une réponse sur “Un accélérateur du désastre”

  1. Comme je le dis souvent, Trump est un accélérateur de l’Histoire. Suite à son élection, ce qui se tramait depuis longtemps, à savoir la censure généralisée sur Internet, a été très rapidement été mis en œuvre. C’est bien entendu le prétexte des « fake news » qui a été invoqué et contre lequel les victimes de la censure n’ont aucun moyen d’action.   Pour l’instant, cette censure gêne la visibilité de certains sites, de certaines vidéos, mais ne touche pas encore à la liberté d’expression. Mais au nom de la lutte antiterroriste, la Commission européenne travaille à cela en imposant, de fait, une centralisation des contenus auprès de grands acteurs (les GAFA) seuls capables de répondre aux exigences de la loi proposée.   Donc, lentement, mais sûrement, Internet est muselé. Avec la nouvelle directive sur le droit d’auteur qu’on tente de nous imposer, la simple pose d’un lien hypertexte pourra vous valoir des ennuis. Ce que l’on craignait est donc en train de se produire. Des états qui ne sont pour rien dans la création d’une technologie se la sont appropriée sans vergogne au nom de la lutte contre les fausses nouvelles, de la protection du droit d’auteur et de la lutte contre le terrorisme. Décidément, la liberté d’expression est là pour faire joli dans les textes, mais on n’aime pas du tout la voir mise en pratique.

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