John Stuart Mill (1806-1873)

Philosophe de la liberté, mais aussi de l’émancipation des femmes, il s’oppose au contrôle illimité de l’Etat et de la société et développe une pensée sociale, politique et économique autour du principe éthique de l’utilitarisme emprunté à Jeremy Bentham. Il s’est aussi intéressé à la méthode scientifique à la suite de William Whewell, John Herschel et Auguste Comte. Sa pensée économique, développée dans ses Principles of Political Economy (1848), contient une théorie de l’état stationnaire (« stationary state »), dans laquelle il étudie les conséquences d’un plafonnement du développement industriel.

Même si cette stagnation industrielle, d’ailleurs plus subie que choisie, n’est que l’un des quatre scénarios envisagés par Mill, c’est aussi celui qu’il considère comme le plus probable et aussi le plus souhaitable. Cet état stationnaire constituerait l’aboutissement d’une période transitoire de progression, d’ailleurs assez pénible à vivre, marquée par une augmentation de la population et par l’accumulation du capital (qui iraient à la même vitesse), de sorte que si les salaires demeurent stables, les coûts croissants de la production alimentaire finiront par faire décroître les profits. Il semble donc que Mill considère cet état stationnaire comme pas très lointain.

“Of the stationary state”, in Principles of Political Economy, book IV, chapter 6 (1848)

Le chapitre est subdivisé en deux points. Au point 1, Stuart Mill suppose que le progrès industriel puisse cesser un jour et se demande quelles conséquences cet état de fait aurait sur la société. Il rappelle aux économistes que la croissance des richesses ne peut pas être infinie, et qu’après un état de progression (« progressive state ») viendra un état de stagnation (« stationary state »). Tout accroissement de richesses nous rapproche donc de cet état de stagnation, et la seule façon de retarder cette conséquence est le progrès des techniques et le développement capitalistique des régions les moins bien cultivées du monde. Le problème des économistes des deux dernières générations est de n’avoir considéré que l’état de progression. L’idée que l’état de pénurie et de misère constituera le stade ultime de nos sociétés n’est elle-même pas une invention vicieuse de Malthus, car la doctrine selon laquelle une augmentation de population nécessitait une augmentation des ressources disponibles a été formulée bien avant lui : il n’a fait qu’en préciser les conséquences. Mill semble donc considérer l’état stationnaire comme une alternative à cet état de pénurie et de misère.

Même dans l’état de progression, remarque-t-il, les pays développés (« old countries ») feraient bien de prévenir un accroissement excessif de population sous peine de détériorer les conditions de vie des classes inférieures de la société, par manque de capital. En fait, la condition des plus pauvres tend déjà à se détériorer dans l’état de progression, du moins lorsque tout n’est pas mis en œuvre pour y remédier. L’idéal serait que la prochaine génération remplace seulement la présente, même si l’accroissement de capital permet d’envisager d’employer un plus grand nombre de personnes : dans les pays où cet accroissement est lent, l’augmentation de la population l’est d’ailleurs aussi.
Au point 2, Mill affirme que l’état stationnaire ne doit pas être considéré avec horreur, comme le font les économistes de la vieille école. Lui-même le considère comme une amélioration considérable par rapport à l’état de progression (« a very considerable improvement on our present condition »), qui est celui d’une industrialisation où chacun est appelé à jouer des coudes pour survivre :
« Je confesse que je ne suis pas séduit par l’idéal de vie promu par ceux qui pensent que l’état normal des êtres humains est celui de la lutte pour la survie ; que le piétinement, l’écrasement, le fait de jouer des coudes et de marcher sur les pieds de l’autre, qui constituent le mode actuel de vie en société, soient le sort le plus désirable de l’espèce humaine, ou ne soient autre chose que les symptômes de l’une des phases du progrès industriel » [1].

Cet état de lutte généralisée n’est peut-être qu’un passage obligé dans le progrès de la civilisation, un accident de croissance plutôt que la marque d’un déclin, auquel cas les aspirations élevées et les vertus héroïques des êtres humains seront préservées. Mais cette aptitude à la compétition n’est pas le type de perfection sociale que les philanthropes à venir auront envie de promouvoir. A tout le moins faudrait-il que si l’accroissement de la richesse devienne l’objet universel des ambitions, le chemin qui permette d’y accéder soit ouvert à tous, sans faveurs ni partialité. Mais le meilleur état de choses pour l’homme est celui dans lequel personne n’est pauvre, ni ne désire d’être plus riche, ni n’ait à redouter d’être rejeté en arrière par les efforts des autres pour se pousser en avant.

Après tout, mieux vaut employer les énergies de l’humanité pour l’enrichissement que pour la guerre, jusqu’à ce que les meilleurs esprits parviennent à éduquer et à conduire les autres vers des choses meilleures. En attendant, il ne faudra pas s’étonner que ceux qui n’acceptent pas de considérer l’état actuel très primitif du progrès humain comme un aboutissement se montrent indifférent à un développement économique qui excite beaucoup les politiciens ordinaires, et qui n’est qu’un accroissement de la production et de l’accumulation de biens. Pour la sûreté de la nation et son indépendance, il est en effet important de ne pas rester trop en arrière sur ce plan. Mais c’est une chose peu importante en soi aussi longtemps que l’accroissement de la population ou d’autres facteurs empêchent la masse de la population d’en bénéficier. Je ne vois d’ailleurs pas de raisons de se féliciter que des gens qui sont déjà plus riches qu’il n’est nécessaire puissent encore doubler leur consommation de choses qui ne servent à rien d’autre qu’à démontrer précisément leur richesse, ni que la classe des gens riches s’élargisse, ni même que les riches qui travaillent puissent le rester sans travailler. L’accroissement de la production n’est importante que pour les pays arriérés ; ce qui est requis dans les pays avancés est une meilleure distribution des biens, dont l’une des conditions est une limitation stricte de la population. Les institutions de nivellement ne sont pas adaptées à cet objet : elles peuvent abaisser les sommets de la société, mais pas en faire monter les portions les plus basses.

D’un autre côté, on peut supposer qu’une meilleure distribution de la propriété soit réalisée par l’effort combiné d’une population frugale et d’un système législatif favorisant l’égalité des fortunes et qui laisserait à chacun les fruits de son travail. On peut supposer que soit acceptée l’idée de limiter les montants des héritages à ce qui permet une honnête indépendance, qu’il doit exister une large classe de travailleurs bien payés, des travailleurs libérés des tâches les plus rudes et disposant de loisirs physiques et intellectuels, et pas de fortunes énormes ; aucune de ces conditions n’est incompatible avec un état stationnaire, et elles sont même plus compatibles avec cet état qu’avec aucun autre.

Il y a encore de la place, même dans les pays avancés, pour un grand accroissement de population, pour autant que les conditions de vie puissent s’améliorer et le capital augmenter. Mais Mill ne voit aucune raison de vouloir en arriver là, car la densité de population nécessaire à obtenir la meilleure coopération possible entre les humains a déjà été atteinte dans les pays les plus peuplés. Une population peut en effet être trop nombreuse, même si elle est encore bien nourrie et vêtue, car il n’est pas bon de forcer l’homme à trop fréquenter ses semblables, sous peine de lui faire perdre son caractère et son aptitude à la méditation. Il n’est pas bon non plus de rien laisser subsister de la nature sauvage. Mill souhaite donc à la postérité d’atteindre l’état stationnaire bien avant d’y être contrainte par la nécessité.

Il est à peine nécessaire de remarquer qu’un état stationnaire du capital et de la population n’implique pas une stagnation du progrès humain, car il y aura toujours autant d’espace pour la culture de l’esprit et pour le progrès moral et social, ou pour améliorer le style de vie (« for improving the Art of Living »). Même les techniques (« industrial arts ») peuvent y être cultivées sérieusement et avec succès, avec cette seule différence qu’au lieu de ne servir qu’à accroître les richesses, les améliorations de l’industrie serviront à diminuer le travail (« abridging labour »). Car jusqu’à présent, on peut se demander si les inventions mécaniques ont allégé le labeur journalier d’un seul être humain. Elles ont permis à une population plus nombreuse de mener la même vie de corvées et d’emprisonnement, et à un nombre croissant de manufacturiers de faire fortune. Elles ont accru le bien-être des classes moyennes (« the comforts of middle classes ») mais elles n’ont pas même commencé à effectuer de grands changements dans la destinée humaine, qu’il est pourtant dans leur nature de pouvoir accomplir. Outre la nécessité d’institutions justes, c’est seulement lorsque la croissance de l’humanité sera placée sous la conduite délibérée d’une prévision judicieuse (« judicious foresight ») que la conquête des pouvoirs de la nature par l’intelligence et l’énergie des découvertes scientifiques deviendront la propriété commune de l’espèce humaine et le moyen d’améliorer et d’élever le sort de chacun (« the universal lot »).

[1] “I confess I am not charmed with the ideal of life held out by those who think that the normal state of human beings is that of struggling to get on; that the trampling, crushing, elbowing, and treading on each other’s heels, which form the existing type of social life, are the most desirable lot of human kind, or anything but the disagreeable symptoms of one of the phases of industrial progress”.